22 août
Paradize style : relecture minimale et zéro fil conducteur.
Un jour, maman m’a offert un parfum qui s’appelait « Bohême ». La carte qui l’accompagnait disait : « Bohême, un parfum et son nom qui te vont si bien, ma chérie. » Je pleure souvent quand j’y repense.
Je ne sais pas vraiment qui était ma mère. Elle ne parlait jamais d’elle, et hormis en ce qui concernait sa maladie – et encore -, c’était difficile de comprendre ce qu’elle ressentait. J’ai essayé d’accéder à sa requête et de la raconter, mais n’y suis jamais arrivée, faute d’être capable de lui attribuer un « je » : même ce que je sais de sa vie, ce sont des tiers qui me l’ont appris.
Un jour, mon grand-père s’est pointé à l’école où se trouvaient ses filles, Maria (environ quatre ans) et Kersti, et les a emmenées sur un prétexte fallacieux. Du moins je le suppose : elles avaient un frère, Anders, qui se trouvait dans la classe de leur mère institutrice, Ulla. Anders est resté en Suède, les filles ont disparu avec leur père. Je ne sais si errance il y a eu, ni combien de temps a duré leur périple. Je sais que les frangines ont été scolarisées aux Pays-Bas dans un établissement religieux, je sais que leur mère a remué ciel et terre, qu’elle a retrouvé la trace de ses enfants, et que, sur ordre du paternel, les bonnes sœurs ne l’ont jamais laissée les approcher. Ça, c’est Ulla qui me l’a raconté. Elle se souvenait s’être tenue éperdue sur le trottoir, devant les fenêtres de l’internat, sachant ses filles tout près mais incapable de les voir. Interdite.
Joop, mon grand-père, était journaliste et si j’en crois les photos, un putain de beau gosse. C’est tout ce que je peux en dire, parce que c’était mon papi. Il habitait Amsterdam, il possédait un chat pas commode nommé Flik, et un piano. Pour entrer dans sa maison, typiquement amstellodamoise, il fallait gravir un escalier étroit qui menait à une belle salle de séjour où on prenait des petits déjeuners à base de pain de mie, de vermicelles et de Pindakaas.
Papi est venu plusieurs fois à la maison quand Mal’ et moi étions petites. Maman le foutait dehors pour cloper même quand elle était elle-même fumeuse (ce dont je me ne me souviens pas, à vrai dire, elle devait faire vachement gaffe.) Il nous a emmenées à Paris, et on lui a fait monter l’escalier jusqu’au premier étage de la tour Eiffel, parce qu’on n’avait pas envie de faire la queue pour les ascenseurs. On ne communiquait presque pas : il ne parlait quasiment pas français, et nous, pas néerlandais. Pourtant je l’aimais de tout mon cœur, et je me souviens de la façon dont il disait « Quoi faire ? » quand il était embêté. Il est mort la veille de mes dix-sept ans. Maman, fidèle à elle-même, a fait comme si de rien n’était : c’était mon anniversaire.
Joop a fini par rencontrer une femme, Elly, avec qui il a eu deux autres enfants, Thomas et Suzanne. Je ne connais même pas assez la famille ni la vie de ma mère pour savoir si Kersti était dans les parages. Je ne connais qu’une anecdote, dans laquelle ma mère, qui babysittait ses demi-frangins, a entendu du bruit dans l’appart’, et a mis en déroute un cambrioleur en brandissant un fer à repasser.
Je sais aussi qu’à l’époque ma mère faisait du basket, que plus tard elle était secrétaire dans une boîte type Fison, où elle a rencontré mon père, qu’ils sont partis plusieurs fois en vacances ensemble à moto (ma photo préférée d’eux, ever), qu’elle adorait Elly et détestait sa propre mère, vouvoyait ma grand-mère paternelle, nous achetait des fringues beaucoup trop chères et s’entendait super bien avec notre voisine Martine.
Je sais qu’elle est tombée malade après la naissance de ma sœur et que ce qui m’a paru une lente déchéance lui a été un cauchemar quotidien. Je crois que rien ne m’a jamais autant bouleversée que le visage qu’elle avait quand elle dormait. Elle avait l’air à la fois forte et détendue. Elle avait l’air d’un putain de gisant dans une église. Obstinée et royale.
D’une manière ou d’une autre la famille s’est recomposée et nous nous sommes rendus en Suède au moins une fois quand j’étais gamine. Ulla nous envoyait, à ma sœur et moi, une carte postale à chacun de nos anniversaires. Anders, son épouse et leurs filles faisaient de même. Je me demande ce qu’a été la vie de mon oncle, qui a passé sa vie seul avec une mère évidemment obsédée et démolie par l’enlèvement de ses filles. Je me demande ce que mon grand-père a foutu pour que deux héritiers inconnus au bataillon débarquent subitement à la lecture du testament. Je me demande pourquoi ma mère ne nous a pas appris le néerlandais.
Une fois qu’elle était au plus mal, ma mère m’a dit : « un jour, vous n’aurez plus besoin de moi ». Et je lui ai répondu « on a toujours besoin d’une mère. » J’ai cru pendant des années que c’était ma faute si elle continuait d’endurer tout ça. Aujourd’hui qu’elle est partie, je voudrais qu’elle sache… Je voudrais que tu saches, maman, que c’est le plus beau cadeau qu’on m’ait jamais fait. Tu es restée. Tu t’es battue comme une putain de lionne.
Je lui dois mes cheveux, ma moue contrariée et ma mauvaise foi. Je peux dire d’elle que je l’ai haïe et que sa disparition m’a laissé une crevasse en travers de la poitrine. Elle possédait, comme Thomas le rappelait si bien, un sens de l’humour particulier, pas vraiment noir, plutôt plein d’auto-dérision et aussi tout à fait cynique. Elle faisait preuve d’une empathie dingue, se souvenait de trucs qui l’étaient tout autant, surtout compte tenu de ce qu’elle oubliait à la fin. J’ai toujours pensé que je lui faisais défaut, tout en sachant qu’elle ne m’a jamais rien demandé, et je veux dire par là qu’elle ne voulait pas, au grand jamais, que je m’en préoccupe.
Elle m’a rendu folle de rage, j’ai été mortifiée par les manifestations de sa maladie qu’elle ne cachait pas, voire qu’elle exhibait. Elle les a pourtant surmontées chaque fois qu’elle estimait devoir se comporter en mère.
Ma mère est à l’origine de LA faille, la Prime que j’essaie encore de circonscrire, c’est elle qui tient le rasoir que je brandis comme un archet, pourtant chaque fois que je parle d’elle avec ma sœur je sanglote comme une gamine. Elle me manque, bordel. J’en ai mis, des années, à comprendre que c’était pas elle qui me donnait envie de vomir, mais la Sclérose.
À comprendre que c’est la maladie qui découpe en morceaux obscènes et fragmente une personne en petits éclats sanglants. Je comprenais mieux mon père ! C’était mon héros… Il était resté, tu comprends, là où n’importe qui d’autre aurait fui. Il m’a même fallu devenir adulte pour saisir à quel point il l’aimait, à quel point ils étaient complètement fucked up tous les deux.
Quand j’étais ado, je lui ai demandé pourquoi il ne partait pas. Bien plus tard, il l’a trompée – enfin, trompée… Elle était parfaitement au courant. Un jour, elle nous a appelées, ma sœur et moi, pour qu’on « parle avec elle », parce que mon père était au trente-sixième dessous et que c’était à cause de cette femme. Une autre fois, mon père, qui est la personne la moins psychologue, la plus dénuée de skill social que je connaisse, nous a donc emmenées (et j’entends par là, ma sœur, ma mère et moi) dîner chez son amante. J’te raconte par le degré de gênance du truc. Ma mère était prête à faire ce genre de truc, même si évidemment ça s’est très mal terminé, et l’amante en question a même pas eu les couilles de se pointer à son enterrement. Elle se demandait comment elle serait reçue, alors que tout le monde était au courant de son existence et que Mal’ et moi l’avions invitée à venir. En revanche, moins d’une semaine plus tard, elle débarquait dans la maison familiale avec des idées précises pour la réagencer. Bref, ma mère, elle, avait du cran et, quoi que j’aie pu en penser, de la dignité.
2 commentaires
Je n’ai pas lu cet article tout de suite car il m’a semblé nécessiter davantage d’attention que ce que j’étais capable d’y accorder lorsque je l’ai vu publié.
Je le mets en miroir de celui que je viens de commenter sur l’histoire générationnelle, et les racines ne remontent peut-être pas aussi profondément que ce que tu voudrais, mais elles sont bel et bien là, dans ce que tu décris, et c’est si fort.
Il m’est très difficile de trouver quelque chose de pertinent à écrire sans me répéter inlassablement sur des articles d’un registre aussi personnel, mais je suis contente (honorée ?) que tu l’aies publié, et ça m’a fort touchée. Ça me touche aussi beaucoup, de lire tes mots depuis le décès de ta maman, et ce que tu en exprimes / partages / révèles au fil du temps. Ce que ça en dit de toi, aussi, par extension. Merci ♥
Merci beaucoup ♥