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Je suis née par une nuit d’orage… ah non, pardon.
Je suis née le 9 juillet 1984, aux alentours de midi. Il faisait chaud.
C’est l’année durant laquelle sont sorties Born in the USA et It’s my life, dont l’étrange clip, que je découvre, semble évoquer une menace qui me paraît tout à fait en adéquation avec ma quête de signes (et oh my god me rapproche plus de Chateaubriand, du coup, que je ne le voudrais :D)
Des anecdotes d’enfance
De mon enfance, je me souviens surtout d’instants. Un jour, après l’école, j’ai couru vers une dame en criant « mamaaaaan » et c’était pas elle. Elle m’a regardée très bizarrement. Mes doudous étaient deux mouchoirs en tissu à l’effigie de Titi et Grosminet. En première année de maternelle, si on était sage, on avait droit à une image à la fin de la journée. Un jour, j’étais la première à choisir et il y en avait une qui me plaisait énormément. J’ai pensé que je ne serais pas la seule à la vouloir et j’en ai pris une qui me plaisait moins. Le second à choisir, c’était Yann et il n’a pas hésité à prendre l’image que j’avais laissée de côté. J’étais très désappointée – je détestais Yann (au primaire, je l’ai vu manger un ver de terre pendant une sortie plein-air.)
Avec Jean, on parlait bagnoles. On collectionnait des cartes représentant des voitures, qui brillaient sous un certain angle. Un jour, il m’a demandé à combien de kilomètres/heure la voiture de mes parents pouvait monter. J’en avais aucune idée, j’ai dit 100, il m’a répondu « pff, c’est pas beaucoup. »
Ma maîtresse en dernière année de maternelle s’appelait madame Christori. C’était une fervente chrétienne, aux longs cheveux noirs et à la peau cuivrée, dont j’adorais la voix et le parfum. Elle nous faisait réciter le Je vous salue Marie et le Notre Père. La mélodie des prières a une saveur particulière, et je m’en souviens toujours partiellement. Je ne peux plus les dire, faute de foi, mais elles me bercent toujours.
Madame Christori tenait l’oratoire ouvert sur les heures de midi. Je m’y rendais souvent. J’aimais contempler la petite bougie qui brûlait dans le tabernacle, j’en garde un souvenir profondément apaisant. Elle nous racontait l’histoire des Saints. Sainte Nathalie était mariée à Saint Georges. Ils ont été bouffés par les lions (en fait, c’est pas du tout ça. Peut-être qu’un Saint Georges avait une femme qui s’appelait Nathalie.)
Quand je suis rentrée en CP, j’ai rencontré Enguerrand et Caroline. Nous jouions aux Trois Mousquetaires, nous basant sur le dessin animé que diffusait Youpi, l’école est finie. On se battait pour ne pas incarner Portos. Un jour, Enguerrand ou Caroline, je ne sais plus, mais ça le/la ravissait, a appris aux deux autres d’entre nous qu’Aramis s’était avéré une fille. Je penche aujourd’hui pour Enguerrand – il serait gay que ça ne m’étonnerait pas (mais je le plaindrais, il était issu d’une famille très pieuse, très convenable.) Je débordais d’enthousiasme pour son vaisseau pirate en Lego.
En CE1, c’était toujours moi qui lisais les textes à l’église, mais j’étais en concurrence avec Tiphaine parce qu’elle aussi savait lire sans hacher les mots.
En CM2, ma maîtresse ramenait parfois sa fille, et elle la plaçait à côté de moi pour que je m’en occupe.
Pendant mes années de primaire, j’ai gagné trois médailles à la Fête du Sport (je gérais sa race au saut en longueur et en hauteur, au sprint, et, bizarrement, au lancer de poids.)
En 6e, j’ai commencé à écrire un journal intime. Enfin, deux. Le mien, dans le carnet avec un cadenas et un chaton sur la couverture. Et un dans un cahier de brouillon où je racontais les émois d’Éléa, qui était la sœur de Shun et Ikki dans les Chevaliers du Zodiac (je l’ai inventée, hein, cherche pas.) D’autres entrées du journal étaient celle de Patricia, une des quatre héroïnes des Enfants de John, « un magazine éducatif français de 26 minutes pour la jeunesse » diffusé sur La Cinquième. Le fait qu’il n’existe nulle trace de cette série à part sur Wikipédia me désole. Je me souviens avoir erré dans la « chambre de l’ordinateur » et m’être désespérément concentrée sur Snake pour oublier qu’ils étaient en train de diffuser un épisode alors que maman m’avait interdit de regarder la télé.
Des maisons
La maison de Rambouillet est gravée dans mes veines. Si j’y retournais, je pourrais, je crois, y retrouver l’emplacement des tâches de vin et de yaourt qui maculaient les murs et le plafond. Il y avait des bouleaux devant ma fenêtre, et je regardais le crépuscule encastré entre les maisons mitoyennes et le château d’eau. De l’autre côté, loin, il y avait la N10. J’aimais bien écouter les voitures, et m’imaginer dans l’une d’elle.
La chambre de Mu donnait sur la rue. J’étais fascinée par la maison en-face-à-droite. Elle était rose et il y avait une espèce de verrue-verrière sur la façade, derrière laquelle on distinguait un escalier. J’imaginais que c’était là que vivait Stéphane, un des protagonistes des Enfants de John, dont j’étais amoureuse.
Au fond du jardin, il y avait : une butte plantée de fleurs sauvages, un pommier « du Canada », un mur en pierres, une rangée de peupliers, un terrain en jachère. J’adorais ne pas savoir comment y accéder depuis la rue. À droite, vivaient monsieur et madame Desorges, qui entretenaient leur potager, nourrissaient notre chat et nous donnaient des livres (ils m’ont offert, notamment, une version illustrée de Croc-Blanc qui m’a marquée à vie et que j’ai rachetée il y a quelques années.) À gauche, c’étaient Denise et Roger, et leurs fils déjà grands. Philippe jouait du clavier et composait dans le style de Jean-Michel Jarre. Malgré les épais murs de ces vieilles baraques, quand il jouait, on n’entendait que lui. D’ailleurs, murs épais ou pas, quand nos voisins se déplaçaient sur les parquets anciens, on les entendait de chez nous. Je m’en servais pour faire peur à mes copines qui dormaient à la maison – de ça, et du serpent en bocal au grenier.
La deuxième maison qui soit la mienne, quoi qu’en pensent ses propriétaires légaux, c’est celle de Mamie. Il y avait un très vieux cyprès à l’entrée de la propriété, et un rideau de bambous. En haut de l’allée, il y avait un olivier. Entre les deux, des abricotiers. Il y a toujours eu des arbres, chez moi. Les arbres sont ce qui m’a le plus manqué quand je suis arrivée en Bretagne – mais je les ai retrouvés depuis.
À Sanary, Mu achetait de minuscules flacons d’essence de lavande, de coquelicot, de pin maritime ou d’organdi. Le port sentait le poisson et la crème solaire. J’aime tellement Sanary, j’y ai tellement de souvenirs, que je ne parviens pas à l’imaginer. Je ne peux donc pas la décrire. Tout ce que je peux dire, c’est que quand j’entends qu’un connard de néo-rural a porté plainte contre le bruit des cigales, j’ai envie de le jeter dans un coffre lesté au fond de la Méditerranée.
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Mamie était une femme libre qui s’exposait en bikini sur la plage et voyageait à travers le monde : en Tunisie, au Mexique, à Venise, au Pérou… Mais elle n’aurait jamais admis un mariage interracial, pas plus qu’elle ne supportait ma tignasse pas coiffée et encore moins l’idée que je la teigne en rouge. Un soir, elle nous a dit qu’on allait voir la Nuit des Étoiles depuis le Gros Cerveau, à Ollioules. En fait, elle nous emmenait au concert de Pascal Obispo, à Bandol. Elle nous a confiées aux gens de la sécurité et nous a récupérées pendant le finale, tandis qu’Obispo entonnait Lucie. Elle a dit que c’était pas si mal, de la part du type qu’elle surnommait « Pisse-au-pot. »
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À Sanary répond Amsterdam. Chez maman. Le gros chat de Papi – il s’appelait Flik, et il mordait. Le piano sous l’escalier blanc. Les « vermicelles » sur le pain de mie au petit-déjeuner – et le beurre de cacahuètes ! Le marché aux fleurs. Souvenir beaucoup plus lointain : la mer du nord, chez opa et oma. L’écume qui se déverse du brouillard avant de se retirer dans cet autre monde invisible derrière la blancheur des nuages descendus sur la mer. Mes souvenirs de cette époque sont en sépia.
À Amsterdam, l’une des toutes premières nuits, je ne peux pas dormir. Des voitures passent sans arrêt, des gens parlent sur les trottoirs. Ils ne font que passer, ils rentrent chez eux. Je me lève, je me glisse derrière le rideau, et je les regarde. C’était la première fois de ma vie que je vivais « en ville. »
Papi avait la voix grave des fumeurs et semblait emprunté, comme s’il devait perpétuellement s’excuser de quelque chose. Lui, le séducteur aux yeux bleus clairs des photos, le journaliste aux multiples conquêtes. Le kidnappeur de maman, que je n’ai évidemment jamais perçu de cette façon et que j’aimais de tout mon cœur de petite fille. Il nous a emmenées voir la Tour Eiffel. Nous lui avons fait monter les escaliers jusqu’au premier étage parce qu’il y avait trop de monde aux ascenseurs. Il est mort d’un cancer du poumon dix ans plus tard. La veille de mes dix-huit ans.
Des amours
En 6e, j’étais amoureuse de Mehdi. Je faisais acheter des Croc’andises à maman, parce que j’adorais ça, mais surtout parce que j’en offrais la moitié à Mehdi dans l’espoir qu’il me remarque. Je me souviens lui en avoir un jour tendu une poignée tellement grande qu’elle débordait de mes paumes. Il m’a dit : « waw, mais t’es amoureuse de moi, ou quoi ? » Je ne savais plus où me mettre.
Après : Aurélien à la fin de ma 5e, Anthony, peut-être Romain parce qu’il était gentil, David, « Patrick » et « le Lycéen ». J’avais rêvé d’Aurélien alors que je ne lui avais jamais prêté attention, et comme j’étais une romantique éperdue et incurable, j’y ai vu un signe et n’ai plus pensé qu’à lui.
L’année suivante, ses copains venaient m’insulter parce que j’étais trop moche. Oh et, il y a eu Alexis, cette année-là, qui m’envoyait des boulettes de papier pour attirer mon attention. Alexis était trop cool pour que je prenne au sérieux sa demande. Mal m’en a pris, je crois qu’il était sincère.
David, c’était en seconde. Il est sorti avec presque toutes les filles de la classe. Un jour, Julien, probablement jaloux, a écrit au tableau le nom de toutes ses conquêtes. Je suis la seule à avoir été gratifiée de mon nom de famille plutôt que de mon prénom. Je ne sais pas pourquoi ce mec me haïssait autant.
Je ne me souviens pas si « Patrick » s’appelait comme ça. Il me semble que Machine connaissait Truc qui le connaissait, et m’a appris qu’il jouait de la gratte. Il allait au lycée public, portait des mitaines noires et haranguait les foules les jours de manif. Je partais plus tôt de chez moi pour être sûre de le croiser quand il sortait du bus. J’étais folle de lui et je l’ai suivi à la fête de la musique.
Le « Lycéen » s’est avéré le frère d’Alison. Il n’était pas beau, mais il me fascinait. Alison m’a avoué qu’il faisait cet effet à beaucoup de filles, ça m’a relativement contrariée. Je squattais à la gare routière pour être sûre de l’admirer.
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J’ai collectionné les meilleures amies jusqu’à Julia. Il y a eu Caroline, Anne-Laure, Émilie, Clémentine, Héloïse et puis Ju. Après Julia, il y a eu Anne-Lise. Et puis j’ai déménagé, et j’ai adoré m’acoquiner avec Marie parce qu’on ne se ressemblait pas du tout, et qu’avec Hélène on formait un trio vraiment improbable. À la fac, j’ai dragué les copines de ma sœur et, sans cesser de vouloir Christophe de toutes mes tripes, j’ai fini dans le lit de Mylène. Il s’est aussi passé quelque chose avec Christophe, à vrai dire, mais je ne suis pas prête à en parler !
Lors de ma deuxième première année, j’ai rencontré Régina. Je sais pas si c’était en hommage à mon année de term’, mais j’avais décidé de participer à la grève. Je me suis retrouvée dans un escalier, à faire passer des tables en provenance des salles de TD, pour construire une barricade. En face de moi, il y avait Rég’. Elle m’a demandé : « ça te dit de passer boire un café après ça ? » C’était il y a vingt ans, et le 23 septembre, je vais en centre-Bretagne fêter ses quarante balais.
Elle m’a présenté Armel, qui m’a présenté Mathias. Il était beau, il avait des oreilles d’elfe (de troll, avons-nous dit, Laetitia et moi), et je suis tombée amoureuse quand, lors d’une soirée, lui et moi avons entonné en chœur « parce que c’est maaaal ». Je n’ai pas osé avouer ma réf’, lui m’a dit sans aucune honte « ben c’est Buffy, évidemment. »
À l’époque, ma sœur avait seize ans. Ça me rendait malade de la savoir seule entre les Deux Tours, dans la maison morbihannaise que nous habitions moins que nous ne la hantions. Je l’invitais à Rennes avec ses copines. Il leur fallait encore moins de verres qu’à nous pour être bourrées, ça donnait des scènes rigolotes, elles étaient ivres d’être là avec les étudiants peut-être plus que de bière. Moi je tirais trois taffes sur un joint et m’exaspérais de me retrouver dans le portrait des ascendants Cancer sur un pot de moutarde. Je sais que j’ai aussi dit « mais y’a pas de place dans mes pieds pour mettre un canard », et je suis un peu dépitée à l’idée de ne jamais savoir ce qui m’a poussée à dire un truc pareil – mais Régina me le ressortira jusqu’à ma mort.
And so on
Je vais pas te raconter ma vie au-delà, rassure-toi, je sais que c’était déjà beaucoup trop long et même que j’avais déjà relaté certains événements. Aucune nostalgie dans ces anecdotes, non plus : je les ai choisies parce qu’elles me paraissent fondatrices, chacune à leur échelle. J’en ai d’autres évidemment, des plus glauques, des encore plus ridicules, des lumineuses, mais ce sont celles qui me sont venues à l’esprit au fil de l’écriture de ce billet.
C’est sûr que je me demande un peu ce que je t’infligerai pour mes quarante ans !
En attendant, je peux dire que globalement, plus j’avance en âge, mieux je vais – en tout cas je sais mieux qu’avant comment me sortir de mes propres pièges, même si l’idéal serait d’éviter de tomber dedans en premier lieu. Mais je progresse.
Bien qu’il y ait eu des moments terribles, j’ai eu la chance d’être entourée par ma famille et de faire des rencontres qui ont contribué à faire advenir celle que je suis aujourd’hui.
Enfin, j’ai obtenu au fil du temps un confort matériel et une stabilité pour lesquels j’éprouve de la gratitude… envers qui, envers quoi, vaste question, mais ce qui est sûr, c’est qu’au seuil de ma quarantième année d’existence, je m’estime comblée !
3 commentaires
Très jolie galerie de souvenirs ! :) j’aime bien me remémorer certains instants comme ça, un peu comme un catalogue qu’on feuillette…
Merci ! J’ai pensé à toi en éditant ce billet, je me suis dit « Zofia va trouver ça beaucoup trop long et elle n’aura sans doute pas tort » :P Alors merci beaucoup !
😊 non t’inquiète car je me suis reconnue dans plusieurs de tes souvenirs et ça m’a rappelé des choses de mon enfance/adolescence également… on a qu’un an de différence alors ça résonne en moi, les maisons d’enfance <3