7, Ambruine, Fosse-sur-mer
L’automne sur mes ongles, l’hiver dans mes manches, et le serpent en étendard.
Perdue dans mes dédales désagrégés, il m’arrive de plus en plus souvent de lever le nez.
« Comme je la vois, la vie, c’est un livre. Elle est constituée de chapitres, plus ou moins longs. Qu’est-ce qui vous empêche de clôturer tous ceux-là ? Regardez-les : ils sont finis, vous en êtes loin. Pourquoi persister à vous voir aujourd’hui dans ces souvenirs ? »
Je ne sais pas si elle a vu mes larmes à ce moment, celles que je n’ai pas versées après. En tout cas je l’ai écrit tout de suite en sortant : quel soulagement, de me dire : « Nath, tu peux décider que c’est la fin du chapitre. » Je suis libre, bon dieu. Avouerai-je ce que je lui ai confié ? Oui, évidemment, comment faire autrement alors que c’est l’un des nœuds les plus serrés parmi ceux qui me maintiennent pendue à mon arbre égocentrique ? Du jour où j’ai mis les pieds chez la psy, j’ai ressenti un soulagement intense pour la seule raison qu’en lui parlant je me suis sentie reconnue. Parce qu’après tout, le socle de mes angoisses a toujours été le même : « je ne suis pas légitime à souffrir. Moi je n’ai rien vécu, ce sont les autres. » L’écharde : « tu te sers de ta mère comme d’un prétexte. »
Il m’aura fallu presque trente ans, et qu’une inconnue me dise « évidemment que c’est violent », pour que je laisse ce souvenir se dissoudre.
Ma psy, je crois, n’aura pas de « solution » à ma terreur de mourir. Elle m’a offert les réponses standards dont je me suis moi-même abreuvée et qui parfois me suffisent. Je ne lui en veux pas : je n’ose imaginer ce que c’est de rentrer chez soi après avoir passé la journée à éponger toutes les angoisses du monde.
Cet ambre dont j’ai si souvent épelé les sonorités, je m’y suis achoppée. Ç’a été une lutte et une chute, les yeux rivés sur les fossiles qu’il renfermait, et dont je réalisais qu’il y avait un juste milieu entre les libérer et les jeter au fond du ravin. Je peux aussi les déposer sur l’étagère.
Et finalement, malgré tout, Septembre aura été à la hauteur de mes attentes. Il aura infiltré jusqu’aux secondes jamais si figées que je ne les crois, celles où je ne voyais plus l’horizon ; qu’importait d’ailleurs puisqu’un pas après l’autre je visitais ce nouveau moi qu’il m’était devenu plus facile d’habiter. J’ai savouré toutes mes petites victoires, elles avaient le goût des renaissances virtuelles que j’aime au point de m’y complaire.
J’ai retrouvé les escaliers de Notre-Dame, ceux qui sont si vieux que leurs marches sont toutes de guingois, et creuses. J’aime marcher dans les empreintes des milliers de gens qui les ont foulées, et tant pis si elles sont casse-gueules. Le béton des escaliers rénovés du vieux bâtiment E me paraît bien plus dangereux – et aucun fantôme n’est parvenu à y laisser un souvenir.
J’aime la planque à fumeurs de Saint-Do, et les gens que j’y croise (même l’AESH qui raconte toujours DEUX fois ses anecdotes (deux fois de suite ! au cas où c’était pas assez percutant la première :P)
J’aime N & M, les deux inséparables de l’heure de soutien 3e qui me faisaient confiance au bout de deux séances, d’ailleurs N vient me parler dans la cour, comme ça. Et A, en STMG, mais t’aurais dû faire littéraire, tu comprends tout, et je vais pas te mentir, j’avais des a priori sur les footeux, mes excuses, comme quoi devenir adulte ne signifie pas devenir moins con.
Les allers-retours incessants entre ND et Saint-Do, qui m’obligent à marcher. « Le chat du lycée » que j’ai retrouvé lové dans un couvercle en carton sur le bureau de Céline le jour de la pré-rentrée. R et S, des adultes, qui sortent de ma classe en disant : « c’est super, ce que tu leur as fait faire. » L qui me dédie un poème intitulé « Bof » et à qui je dis en plaisantant que je ne sais pas comment je dois le prendre, mon cours est-il si nul ? « Je vous le dédie parce que vous m’avez aidé. » La 5A, à qui j’ai raconté que mon chat était mort, parce que deux d’entre eux avaient écrit des poèmes trop mignons sur des chats et que je leur ai dit : « je peux vous les emprunter ? C’est pour convaincre mon mari d’en reprendre un » … Après m’avoir hurlé dessus comme un seul homme qu’on n’avait qu’à faire une vidéo là tout de suite, où ils hurleraient en cœur (oui, ils hurlent beaucoup) « monsieur, prenez un chat, pour madame G », ça fait une semaine que tous les jours ils me demandent « alors, alors ? » et qu’un gosse ou un autre vient me voir en me disant « je connais quelqu’un qui donne des chatons. »
Dans le fameux escalier, j’ai croisé une élève que j’ai eue il y a deux ans. Son prénom ne me revient pas. Elle avait coupé ses cheveux, mais son regard m’a harponnée. C’était toujours le même, farouche et très franc, désormais hachuré d’une frange. Elle m’a dit « bonjour madame » très poliment, très normalement, et j’ai regretté de ne l’avoir reconnue que trop tard (trois semaines que je cherche des yeux mes anciens élèves, j’avais lâché l’affaire), j’ai regretté de ne pas pouvoir lui dire : tu étais toujours au premier rang, tu aimais les loups, je me souviens très bien de toi.
Les vertiges ont presque disparu. Ils ressurgissent quand je suis fatiguée. Chez la psy, demeure la perte de sensation dans la main gauche – et seulement chez elle : sorcière ! Je crois que je suis surtout parvenue à me faire entendre que oui, d’accord, ça mouve, ça tangue, ça valdingue même, mais… c’est pas grave. Je ne m’en dissémine pas aux quatre vents, je n’en bascule pas pour autant. C’est sans doute la matérialisation d’une certitude dont je ne peux pas dire qu’elle est éculée – mon boulot implique l’inattendu – mais dont les fondations appartiennent à un passé qui lui est révolu. C’est ironique, tout de même : j’aurai perdu pied au moment même où tout se stabilisait. Un mal de terre, somme toute.
8 commentaires
Il y a la familiarité de te suivre depuis des années qui rendent ces petites fenêtres sur ta cour intérieure si agréables en lieu de pause, juste le temps d’observer ce qu’il se passe de l’autre côté – et sourire d’y reconnaître un certain décor tout en constatant la distance et le changement. J’aime lire ce partage simple (mais pas simpliste) de ton quotidien, ça m’ouvre à d’autres paysages, ça me fait du bien :)
Merci :)
Moi ce qui m’épate c’est la vitesse à laquelle t’as progressé. Mais j’aime bien la métaphore du mal de terre, ça fait sens je trouve :) Je suis contente en tout cas si tu reprends tes marques. La prochaine fois, j’aimerais bien une photo du chat du lycée :D
bisous
Je pense que le xanax a beaucoup aidé dans un premier temps, en me permettant de réapprendre ces petites évidences que la panique avait fait disparaître : « ça, je sais le faire », « ça, ce n’est pas grave. » Je me suis rendu compte ce matin que certaines choses étaient encore (très) fragiles, tout ce qui sort de la routine et de la sécurité que j’ai réussis à convoquer ces dernières semaines : j’ai conduit jusqu’à la gare. Je me suis retrouvée en bas de ta rue, dix minutes avant le début des cours à ND. Et là, assise confortablement dans ma voiture, j’ai senti que je partais en arrière. La sensation a été très vive, à tel point que j’avais l’impression d’avoir perdu toute stabilité, de… m’éparpiller, et j’ai bien failli céder à la crise de panique que je sentais monter. Heureusement, le feu est passé au vert ! À l’hôpital de Rennes (c’était mon rendez-vous annuel), la docteure a constaté une fréquence cardiaque élevée. Je ne suis toujours pas à l’aise dans les endroits fermés / où il y a du monde / éclairés au néon :D
Je retournerai faire un tour dans « le bureau du chat » la semaine prochaine, s’il est là je l’immortalise ;P
Je trouve aussi que des progrès sont rapides ! je suis du coup contente que les vertiges s’espacent, s’éloignent et j’espère que cela va continuer.
Je suis toujours agréablement surprise de tes échanges avec tes élèves, l’enseignement en collège/lycée m’effraie tellement que j’ai l’impression que c’est un combat de tous les jours ! ces moments me rassurent et sont comme des bulles à conserver avec soin.
p.s : je suis désolée, je n’ai pas encore envoyé le livre, si tu passes sur mon blog, tu verras que les choses ont été un peu compliquées pour moi ces derniers temps, mais j’ai acheté la carte, l’enveloppe et je croise les doigts pour avoir un peu de temps et te le préparer cette semaine !
J’avoue qu’ayant souffert de ces vertiges quotidiennement pendant un mois et demi, j’ai pas trouvé ça rapide du tout :D Mais je comprends totalement ce que vous voulez dire, Maloriel et toi, et je ne vais pas vous mentir, vous n’êtes pas les seules à le penser. C’est juste que je n’ose pas imaginer dans quel état je serais si ça ne s’était pas tassé…
C’est forcément un peu un combat, d’enseigner à des ados, je pense. Je veux dire : ils sont trente en face de toi à te dévisager et, au collège en tout cas, à tenter un truc à un moment ou un autre. Mais j’ai remarqué que, contrairement à ce qu’on m’a dit, ils n’attendent pas de toi « que » de l’autorité. Surtout ceux d’aujourd’hui, je les trouve de plus en plus bruts de décoffrage, et j’ai l’impression que c’est important pour eux d’échanger avec toi d’humain à humain. En gros, ils aiment bien que tu racontes (un peu) ta vie :)
Je suis passée sur ton blog suite à la lecture de ton commentaire. Je m’en fiche du livre, enfin, je veux dire, dans ces circonstances ; ce qui compte c’est que tu t’occupes de toi.
En tous les cas, je te vois comme une super warrior face à eux ^^
Pour le livre, je te prépare ça ce week-end
[…] juin les montagnes russes. Et puis s’estimer comblée avant de trébucher au seuil d’un abîme. Se relever d’un mal de terre. Parler à des entités […]