Dix fins d’année
Il y a dix ans, je clôturais ma première année en tant que prof, et cette année, ma première année de titulaire.
Ça vaut bien un bilan, je trouve !
C’était mon premier « vrai » job. Je veux dire par là qu’il ne s’agissait ni de mission d’intérim, ni d’un métier que j’étais certaine de ne pas vouloir exercer ad vitam æternam (comme mes postes de caissière à Couche-Tard ou IGA, même avec la perspective de devenir superviseuse.)
Cette première année a été très difficile. J’avais commencé par une affectation à Josselin, alors que j’habitais au Tour du Parc. Je venais juste de recevoir le pré-accord collégial et, une semaine plus tard à peine, on m’envoyait dans un collège à 55 minutes de route, sans la moindre formation. J’ai eu des cinquièmes et des quatrièmes et forcément, ça ne s’est pas bien passé. Je ne savais ni enseigner ni gérer un groupe, et le collège était tellement en rade de profs que j’étais épaulée par une prof d’espagnol qui donnait aussi des cours de français. Ceux-ci consistaient en lectures de textes suivies de questions écrites, et c’était à peu près tout.
À la rentrée suivante, on m’a proposé un poste à Sarzeau. Je n’avais pas informé la DDEC de mon déménagement à Treffendel, c’était ma faute, et je n’ai pas voulu décliner l’opportunité d’un temps plein à l’année. Je me suis donc retrouvée à faire deux heures et demie de route tous les jours. Je me souviens des levers à l’aube, des conseils de classe qui me faisaient arriver chez moi à 21h, et de toutes les erreurs que j’ai faites. Je n’avais toujours pas la moindre idée de la façon dont il faut s’y prendre pour enseigner. En plus, j’étais prof principale. Sur le poste précédent aussi, mais ça n’a pas eu beaucoup d’impact, tandis que cette fois-ci, j’ai dû assister à un conseil de discipline éprouvant, au terme duquel mon élève, que j’ai tenté de défendre de mon mieux, a été viré du collège. Il était en sixième, il s’appelait Adonis et le week-end, il vivait avec sa mère qui sniffait de la coke devant lui.
Le lendemain, je recevais la visite de l’inspectrice. J’ai gardé de cette expérience un souvenir cuisant. J’étais épuisée, j’ai mal démarré, et ça s’est soldé par le premier de nombreux rapports indiquant que j’étais « soucieuse de la réussite de [mes] élèves », une expression polie pour signifier que j’étais nulle mais consciencieuse. Il n’y avait pas de véritable enjeu, puisque j’étais suppléante, et j’imagine que je n’aurais pas été réembauchée si ça s’était trop mal passé. Je suis sans doute amère, mais c’est une année qui m’a beaucoup coûté – et beaucoup appris, même si ça n’était que le début.
S’ensuit une année durant laquelle j’ai beaucoup ramé et me suis sentie tout à fait seule. Deux bahuts, à l’arrivée en Côtes d’Armor. J’en retiens tout de même deux élèves, l’une en 1e et l’autre en 4e, qui chacun à leur manière ont contribué à m’étayer. Avec le recul, je réalise que mes difficultés venaient d’un sentiment persistant d’illégitimité. Quelque part, je trouvais absurde qu’on continue de me confier des classes, et qu’on attende de moi que je sache faire mon boulot. De ce fait, je prenais très peu d’initiatives et ne savais pas comment m’adresser aux élèves ni aux parents. Si j’avais pu admettre qu’une partie du problème, c’était le système de recrutement en lui-même, j’aurais sans doute moins eu l’impression d’être un imposteur et j’aurais eu davantage confiance en moi.
Ensuite, je passe quelques mois à Pontrieux, et mon directeur me remercie parce que j’étais sa « dernière chance » et qu’il n’y avait pas cru une seconde quand il m’avait vue arriver le jour de l’entretien (je le comprends.) Ça a été ma première validation extérieure, hiérarchique, mais aussi par les élèves – il y a même une maman qui a rédigé un courrier long comme le bras pour supplier la direction de me garder, ce qui était impossible puisque je remplaçais une collègue et qu’elle reprenait son poste.
Mes souvenirs des années suivantes sont plus confus. J’étais sur deux, trois établissements, il y a eu des hauts et des bas, j’ai été soutenue par mes collègues et je me souviendrai toujours de ce « oh ! Les quatrièmes ! Ils n’ont aucune envie de t’emmerder » qui m’a boostée pour les années à venir, d’autant plus que celle qui prononçait ces mots tenait le rôle de CPE dans un collège minuscule qui ne possédait rien de tel, et qu’elle était maman d’une élève de ladite quatrième. C’était sans doute d’autant plus important que c’était quelques semaines après la mort de ma mère, et que j’avais besoin de me sentir utile quelque part.
Je ne pense pas avoir proposé de cours vraiment bien construits, mais ma relation avec les élèves a été globalement apaisée. À quelques exceptions près, elle a correspondu à ce que j’en attendais. Il y a eu des parenthèses moins réussies, encore que : ma première année à Notre-Dame, je n’ai pas su être une bonne prof. Mais il y a eu Faustine, pour qui « culture gé » c’était le meilleur cours. Je ne le dis pas pour me la péter : tout ce que je proposais était très brouillon. Je commençais des trucs que je ne finissais pas, faute d’organisation et de rigueur. Mais pour une raison que je ne m’explique pas totalement, ça passait, comme ça passe aujourd’hui quand Louis, 5eB, me dit qu’on n’a pas mené tel ou tel projet à terme, et que je lui répond que oui, cette année était très expérimentale et que j’ai foiré plein de trucs. Ça leur va.
Il y a deux ans, c’était plus facile parce que je connaissais tous les niveaux qu’on m’avait confiés. Mais c’est aussi l’année où je suis partie en formation pour le concours, que j’ai passé ledit concours (l’ai eu) et ai chopé l’appendicite, ce qui fait que toute ma rigueur s’est peu ou prou écroulée au contact de la réalité.
Idem l’an dernier. J’étais la plupart du temps enthousiasmée par la formation qui était dispensée aux stagiaires dont je faisais partie, et les échanges induits avec les collègues. La perspective des visites-conseils et de l’inspection m’ont canalisée en m’obligeant à respecter un cadre, ce dont j’ai, je me rends compte, absolument besoin. Sans ça, j’entre vite dans un cercle vicieux, qui m’entraîne d’une certaine nonchalance à un laisser-aller potentiellement préjudiciable, à moi autant qu’à mes élèves. Une fois l’inspection validée, j’ai été moins rigoureuse.
C’est un portrait peu flatteur que je dresse de ma persona professionnelle, qui donne une image faussée de celle-ci – du moins il me semble. Le fait est que je m’efforce de donner du sens aux activités que je propose, et que je fais de mon mieux pour que celles-ci suivent une progression logique. Je crois en mes élèves et je n’abaisse mon niveau d’exigence que si je m’aperçois qu’ils ne peuvent pas suivre – jamais par flemme ni par aigreur. En revanche, je doute beaucoup, et ce sont ces doutes qui peuvent m’amener à cafouiller, revenir en arrière et, finalement, briser la cohérence du parcours que je souhaitais suivre. Ça, et oui, en fin d’année je bricole. Si j’étais inspectée par surprise demain, je n’aurais aucune progression à présenter concernant mes 5e. C’est le bordel.
Quoi qu’il en soit, et bien que je peine encore à le réaliser tout à fait : je suis titulaire. La façon dont j’enseigne et ma relation à mes élèves ont été validées à trois reprises ces deux dernières années, par le jury du concours puis au cours de mes deux inspections.
Si les premiers mois de cette année ont été placés sous le sceau de l’improvisation, faute d’avoir su à l’avance quels niveaux j’aurais, et si j’ai commis beaucoup d’erreurs, je me sens plutôt fière. Les Premières m’ont imposé le cadre nécessaire – la perspective du bac – et la venue de l’inspectrice en BTS (dont j’ai été informée assez rapidement) m’a forcée à systématiquement me demander pourquoi je faisais ci ou ça, ce que je mettais en jeu de compétences et de savoirs.
J’ai éprouvé des sentiments ambivalents face à cette pression. Je vois bien que j’avais besoin de cette validation extérieure pour enfin me sentir épanouie et pleine d’assurance dans mon travail, et en même temps, j’ai parfois été lassée de devoir sans cesse tout justifier et de ne pas pouvoir me laisser aller à une certaine spontanéité. Je me souviens d’un moment où ça m’a fait râler, et où une collègue m’a répondu sur un ton que j’ai jugé paternaliste que ça permettait de s’améliorer : j’ai trouvé ça gonflé, compte tenu du fait que ça fait des années que je suis dans cette démarche d’auto-critique, tandis qu’elle n’a pas été inspectée depuis un bail et propose les mêmes cours aux mêmes niveaux.
En plus, j’ai, me semble-t-il, pas mal donné, cette année. Entre le projet théâtre qui m’a demandé une demi-douzaine d’heures sup’ dont je n’ai pas réclamé le paiement, le Jeu des Mille Euros, la visite au musée et l’inspection, le premier semestre s’est avéré relativement chargé, bien plus mentalement que physiquement, mais je pense avoir franchi cette année bien des écueils que je me croyais incapable d’affronter. Donc oui, je suis soulagée de pouvoir envisager l’année prochaine sans que chaque décision ne me fasse tomber dans des abîmes d’anxiété.
La titularisation m’offre un confort dont je rêvais (je ne parle même pas du fait que j’habite à dix minutes du bahut !) : je reverrai les élèves chouettes. Je ferai toujours partie de leur décor. Et comme je sais enfin à l’avance quelles classes seront les miennes l’an prochain, j’ai commencé à préparer mes progressions, avec enthousiasme, parce que je sais ce qui n’allait pas et que je trouve hyper porteur de pouvoir y remédier, là, maintenant, de pouvoir rebondir plutôt que d’enterrer.
Et parce que la vie, c’est comme un jeu vidéo : « les commencements ont des charmes inexprimables. » Mon moment préféré, c’est celui-ci, quand je me projette et que tout reste à écrire.
Je retiens en tout cas de ces années d’apprentissage que contrairement à ce que j’ai longtemps cru, les « je ne suis pas assez ceci et trop cela » qui fondent la plupart de mes doutes n’ont pas lieu d’être. À moins de proposer des cours incompréhensibles, déstructurés ou orientés politiquement, aucun élève n’attaque un prof sur sa personnalité, au contraire. En 2014, j’écrivais :
« Quand je vais au collège je ne mets pas de mini-jupe (du moins pas dont la longueur ou plutôt l’absence de longueur soit indécente) et je ne porte pas non plus la moitié de mes t-shirts, parce qu’ils m’arrivent au-dessus du nombril.
Mais je n’ai pas envie d’abandonner mes bas rayés, mes mitaines, mon vernis à ongle, mes pantalons corsaires ou mes Doc Martens. Parce que de toute façon, quand je le fais, je ne me sens pas bien dans ma peau. Je ne pourrai jamais faire cours en tailleur. Alors tant pis si les gens trouvent que je m’habille comme une gamine. Et tant pis si du coup je vais devoir faire preuve d’encore plus d’autorité pour compenser l’image un peu jeune que je donne sûrement. Parce que je suis légitime. Ma qualification est plus importante que mes goûts vestimentaires, c’est pour elle qu’on m’a embauchée. »
Le fait est que je n’ai eu de souci majeur que lorsque je manquais d’autorité, et celle-ci n’a rien à voir avec mes fringues. Toutes les frictions ont toujours été liées soit à mon côté timoré des débuts, qui n’incitait pas à la confiance, soit à un manque de clarté dans mes explications ou mon organisation. J’ai bien sûr eu des élèves de mauvaise foi, mais je constate qu’entre Paimpol, où une élève m’a vertement fait remarquer que si tout le monde avait foiré le contrôle, c’était forcément de ma faute, et cette année où toute la 5eA baisse les yeux honteusement, admettant que personne n’a rien foutu, la différence c’est que je n’ai plus aucun doute, et je pense que ça se voit. Je n’ai pas de conseils à donner, pas même à moi-même – j’ai quasiment tout appris toute seule, si c’était à refaire je referais les mêmes erreurs – mais je sais désormais que la discipline n’a pas grand-chose à voir avec l’autorité au sens de domination ou de sévérité. Il s’agit de faire autorité : il suffit d’être cohérent.
2 commentaires
Hé bien quel parcours ! bravo !
Je pense que si tu es honnête avec les élèves, sans te la jouer supérieure (comme ta réaction avec Louis), est la bonne technique. Les prendre de haut en leur faisant des remarques ne fera que les braquer contre toi et visiblement tu as réussi à instaurer une proximité malgré la relation prof/élève.
Cet article prouve en tous les cas combien il est difficile et exigeant de devenir, d’être et de rester un bon prof. Mais tu es sur la bonne voie pour y arriver :)
Merci ! :)