Écrire l’intime et le quotidien
Quelques réflexions en réponse aux questions d’Eliness sur nos pratiques bloguesques.
Ce soir j’ai vu En attendant la nuit que je me suis pris en pleine poire. J’aurais aimé ne pas le voir seule pour pouvoir échanger m’épancher sur l’épaule de quelqu’un à la minute où le générique (Hole, « Violet », putain) s’est mis à éplucher ce qu’il me restait de contenance.
C’est certainement le moment opportun pour m’attaquer à ce sujet abyssal : la pudeur. Et de préciser : Eliness réclame de la curation ;P Mais une « sélection et mise en valeur (de données, de contenus) sur Internet », c’est tout ce que tu obtiendras, au sens où j’ai choisi un sujet. Pour le fait de « concevoir et d’organiser une exposition artistique », il faudra repasser, ça va être aussi foutoir que le fil de mes pensées, parce que (on touche déjà au sujet, en fait) :
Ma vie (pas que la mienne hein) est une curation permanente. Voilà qui me permet d’ailleurs de répondre à deux questions en même temps : pourquoi ces derniers temps j’écris n’importe quoi n’importe quand plutôt que de ciseler et pourquoi je ne suis pas pudique (j’y reviens, c’est le thème.) Mon boulot consiste à trier et organiser des informations, y compris celles que je donne à propos de moi-même. On voudrait tout dire et on ne peut pas, faute de temps mais aussi simplement parce que la démarche pédagogique implique de faire des choix. Quand j’écris ici, je le fais par plaisir, et je tire celui-ci du fait d’être libre.
Quant à la pudeur c’est la même chose : toute la journée je rentre les pics, contiens mes tics et piétine des rayons de soleil. Pas par pudeur mais par convention. Donc ici j’aime à partager quelque chose de plus brut.
Deux questions, par conséquent : pourquoi partager et quid de la pudeur ?
Pour commencer, le Robert me donne de la pudeur la définition suivante, avec laquelle je suis en accord, dans le sens où c’est comme ça que j’ai toujours compris le terme : « 1. Sentiment de honte, de gêne qu’une personne éprouve à faire, à envisager des choses de nature sexuelle ; disposition permanente à éprouver un tel sentiment. 2. Gêne qu’éprouve une personne délicate devant ce que sa dignité semble lui interdire. »
Je ressens de la honte quand je fais quelque chose de mesquin, qui va à l’encontre de mes valeurs, quand j’ai le sentiment de m’être ridiculisée, ou quand je partage un sujet personnel dont je crois qu’il est problématique. C’est tout. La pudeur physique est loin de m’être étrangère et je suis très gênée dès qu’il s’agit d’exposer / faire entendre mes fonctions corporelles : mes cauchemars les plus malaisants me mettent en scène dans des toilettes sans porte. Mais en dehors de ça, je ne suis pas spécialement pudique. Ma sœur a vu mes fesses je ne sais combien de fois et si je ne me balade pas à demie-nue devant les copains, c’est parce que ça les gêne eux, pas moi.
D’un point de vue émotionnel, je ne vais pas te dire que je suis dénuée de pudeur, vu le temps que j’ai passé à masquer ou atténuer ce que je ressentais parce que ça me paraissait illégitime en comparaison de ce qu’autrui pouvait vivre, mais pas ici. Ici justement c’est un endroit où je peux exister parce que c’est chez moi et que tu n’entres que si tu en as envie.
Et c’est précisément pour ça que je publie plutôt que de garder pour moi. Parce que j’ai envie d’être vue. Pas « vue : aperçue », vue en entier, et aimée bien sûr, appréciée pour tout ce que je suis et qui passe par des micro-événements, des micro-réactions ou au contraire des cataclysmes dont personne ne saurait rien si je ne les écrivais pas. Je n’ai pas la sensation qu’on puisse me connaître sans me lire ou alors me pratiquer vraiment au quotidien, parce que j’ai l’impression de déambuler dans la vie affublée de vêtements trop grands et à demi-dissimulée sous une cape d’invisibilité.
J’éprouve un besoin viscéral d’être reconnue, acceptée dans mon intégralité, aussi foutraque ou gênante soit-elle. C’est vrai, que je parle à des gens imaginaires ou que j’aie tel fantasme ne regarde que moi. Mais ma honte, elle est là, dans l’antithèse de la pudeur. Je veux qu’on me dise : et alors ? Je veux qu’on m’absolve. Pas tout le monde, pas n’importe qui, en ce sens je comprends Ambre quand elle dit que si elle avait « trop » de lecteurs elle changerait d’espace. J’ai abordé des sujets sur Paradize que je préférerais garder confidentiels, mais j’entends par là que ça n’a aucun intérêt pour moi que « tout le monde » soit au courant, je veux juste une safe-place dans laquelle une ou deux personne reviendront parce que ça aura eu du sens pour elles.
Dans la sphère des blogs, de Whattpad ou dans le monde de l’art, des gens m’ont touchée de plein fouet parce qu’ils manquaient de pudeur. Je les ai trouvés beaux parce que s’étaler en pâture ça demande du courage. Et certains m’ont appris simplement qu’on était deux. Écrire en public, c’est jeter une bouteille à la mer, en somme. En tout cas, moi j’ai l’impression d’en collectionner certaines. Des bouteilles toutes vaseuses aux contenus parfois franchement bizarres. Et ça me fait un bien fou. La sensation de reconnaître quelqu’un. De, peut-être, se reconnaître en lui.
Et ça passe, toujours, par des détails. Pas forcément, rarement même, sordides. Quand j’étais en terminale, Hélène, que j’admirais tant, m’a regardée pour la première fois le jour où j’ai arboré le pendentif en forme de pentacle piqué à ma sœur. Bien plus tard, alors que j’étais suppléante à Stella Maris, Theyr et moi avons échangé les premiers mots d’une correspondance fondatrice pour moi après que j’aie simplement dit aux élèves : « regardez ce lever de soleil… c’est magnifique… »
Alors oui, écrire le quotidien, dans toute sa bêtise, parfois.
Et c’est pour ça sans doute que ça m’obsède de tout savoir sur les autres : se reconnaître, être reconnu, c’est bien beau, mais reconnaître autrui (ou le croire, en tout cas), voilà qui est gratifiant. Pendant des années, j’ai été jalouse des amis de mes amis, parce qu’ils savaient, voyaient, partageaient des choses qui étaient différentes de celles que nous mutualisions si je puis dire (ou alors c’étaient les mêmes, ce qui est pire !) Je le ressentais presque comme une trahison. Je n’en suis plus là, heureusement, mais à observer ces fragments que nous dispersons je continue de me demander ce qui nous lie, ce que nous voyons les uns des autres, et quel sens ça a.
C’est un sujet à part entière, le sens, mais quoi qu’il en soit, j’éprouve une difficulté que je qualifierais d’existentielle à me heurter aux secrets d’autrui. Là aussi il y aurait matière à cartographier, à commencer par cette piste-là : à me livrer j’exige nécessairement la même chose, sinon le déséquilibre est trop important – et il l’est, toujours, sauf peut-être justement quand par écritures interposées on dépose chacun des morceaux de soi, et ainsi on revient à la pratique du blog et à mon amour pour les textes non-tamisés, ou si peu, hein, dis que tu n’as pas menti ?
Enfin, j’écris pour me souvenir… Et ce faisant, puisque l’écriture est publique, pour qu’on se souvienne… de moi.
L’écriture naît avant tout chez moi d’un besoin d’analyse et de la nécessité d’ancrer mes rêves, si je me réfère à mes premiers journaux intimes. Mais c’est en les relisant que j’ai développé l’obsession de la mémoire. Tout ce que j’avais écrit puis oublié… Et si je ne les avais pas écrits, tous ces événements, toutes ces émotions, auraient été perdus… Et alors ça veut dire quoi, être vivant ? Ça veut dire quoi, se prétendre être soi, quand on ne se souvient plus de rien, si ce n’est de sensations ou de souvenirs fugaces, mais pas des pensées qui les ont accompagnées ?
En bonne obsédée tant de la mort que de mon nombril (l’un et l’autre sont évidemment corrélés), je ne peux pas admettre que je meure un peu à chaque année qui passe, à chaque souvenir qui s’efface. Je ne peux pas. Alors il faut écrire. Et il faut que tu en sois témoin. C’est un genre de Verifikationismus : la validation de mon existence par l’expérience empirique qu’autrui a de moi. « Je pense donc je suis », ça ne suffit pas. « Tu me vois, donc je suis », c’est plus probant dans mon système. Et puisque je vais mourir : « tu m’as vu, donc j’ai été. »
On va pas se mentir : quand on meurt, on disparaît très très vite. Le temps que les gens qui nous ont connu meurent à leur tour. Alors c’est comme si t’avais jamais été là. J’écris publiquement pour exister éternellement.