Écriture à la petite semaine #1
1er février
C’est drôle. J’ai commencé hier un billet qui parlait de la colère, et aujourd’hui j’ai envie de parler du calme. Comme quoi, les méditationnistes ont raison : tout passe. Ça m’agace un peu.
2 février
D’ailleurs, nous voilà le lendemain et j’ai été triste toute la journée. Ça m’a rassurée, de savoir que ça ne durerait pas. J’ai aussi été un *tout petit peu* saoulée de devoir écouter ma collègue qui ne se remet pas de la mort de son chien. Pas parce que je manque d’empathie, mais parce que moi aujourd’hui je pensais à ma mère. J’imagine que je peux en conclure que la colère ne me quitte jamais tout à fait, mais je ne sais plus dire si c’est bien (je ne crois pas).
[J’ai lu dans Yoga d’Emmanuel Carrère que Flaubert pouvait passer des journées à se rendre fou en cherchant un moyen d’éviter ce genre de phrase : « j’imagine QUE je peux en conclure QUE. » Lui son problème c’était « une couronne DE fleurs D’oranger. » J’en ai conçu le plus profond respect pour Flaubert, mais je n’ai absolument pas le courage DE remédier aux défauts DE ma syntaxe ce soir.]
C’était une toute petite journée, durant laquelle je n’ai presque rien eu à faire. Pourtant elle m’a paru difficile, parce que chaque fois que j’étais seule j’avais envie de pleurer. Rien de grave, juste les nerfs à fleur de peau et une mélancolie tenace. Et pas un seul des collègues avec qui j’ai parlé n’était en forme. Hélène n’avait pas dormi, Stéphane flirtait avec le découragement total, Léna était de mauvais poil, Miss Magnet pleurait son chien, et quelques uns critiquaient Audrey qui est « encore » absente.
Ajoutons que ça fait deux mois qu’il fait gris. Juste gris. Un ciel parisien.
C’est février et cette année je pense à ma mère, pas comme en 2020 où ça me gavait qu’on me parle de « ça ». C’est comme ça, c’est con, un cerveau. Cette année il fait gris et maman me manque.
Il y a quelques jours, j’ai fait deux rêves.
Rêve 1 : Ubik et moi nous baignons dans un étang dont l’eau est trouble et ne permet pas d’apercevoir nos corps sous la surface. Un clapotis nous fait dresser l’oreille et je dis : « il y a quelque chose. » Ubik acquiesce, il me prend dans ses bras et nous ramène vers le bord (je ne sais comment), et je sais de quoi il s’agit : c’est un crocodile, que j’apercevrai tout à l’heure depuis la rive. Pour le moment je l’imagine nager derrière nous, je me dis qu’il va forcément plus vite que nous. Mais je ne panique pas. Sur la plage, je me fais la réflexion que tous les ans nous venons ici, que tous les ans nous savons ce qui patiente sous l’eau, et que pourtant chaque fois nous prenons le risque.
Rêve 2 : Ubik et moi devons jouer une pièce de théâtre. Nous nous trouvons dans une sorte d’arène bitumée, entourée de gradins et surmontée d’un gigantesque dôme en verre. Ubik m’en veut parce que je ne connais pas mon texte et je suis un peu décontenancée, car je viens d’en prendre connaissance et que nous n’avons pas répété. À ce moment, une catastrophe se produit, de quelle nature, je n’en sais rien. Il faut fuir, en prenant place dans des sièges d’avion (mais il n’y a pas d’avions, juste des rangées de sièges.) Mais notre rangée a un problème, il faut se diriger à un autre endroit, il y a foule, et LÀ, je panique. Je suis la seule à avoir le visage baigné de larmes, je me fais l’effet d’une hystérique.
Je crois que ça donne une assez bonne idée de l’image que j’ai de moi-même : j’ai survécu à des trucs durs, et je m’effondre sans raisons.
J’ai envie d’écouter des musiques enveloppantes et de m’échapper en moi-même.
3 février
Après la mort de maman, quand je n’en avais rien à foutre de rien, ranger la maison était le cadet de mes soucis. Il me semblait qu’il y avait bien d’autres choses à vivre que l’abêtissement d’un quotidien que tout, toujours, s’acharnait à réduire aux seules tâches ménagères.
Bien que Nath, 15 ans, me regarde d’un œil mauvais, je suis soulagée aujourd’hui de trouver plaisir à briquer ma plaque à induction ou à m’envelopper dans une serviette propre.
Tiens, j’ai retrouvé cette note sur un ticket de caisse émis le 23 novembre, à Rennes, par « les frères Clément » : J’ai vu se lever la première aube de cette nouvelle année en compagnie de ma petite sœur, au terme d’une nuit blanche qui nous aura menées jusqu’à 11h du mat’.
J’aime avoir eu envie d’écrire ça sur le premier bout de papier venu et j’aime encore plus avoir commencé l’année de cette façon. Je me souviens que Mu m’a dit « je ne sais pas si je vais aller me coucher, maintenant. » Alors j’ai fait du café, cinq minutes ou cinquante plus tard parce que le temps coule étrangement quand on est ivre et épuisé, et on s’est installées sur la terrasse, emmitouflées de plaids, sous le ciel obscur que traversaient les premières traînées d’aube. On n’entendait que le chant des oiseaux, incroyablement nombreux à cette heure. Nous étions deux sœurs dévastées et pleines d’espoir, sirotant un café à l’aurore d’un nouveau jour.
Une fois, j’ai vu passer un dessin qui montrait deux extraterrestres dans leur vaisseau. L’un demandait à l’autre : « ils fêtent quoi, là ?
– le fait que leur planète ait fait le tour du soleil.
– …
– Je t’avais dit qu’ils étaient cons. »
Pas cons, non. Mortels. Étourdis tant par l’ampleur de nos émotions que par leur insignifiance. Je trouve ça beau que nous soyons capables de célébrer l’abîme sous nos pieds.
Tout à fait par hasard, j’ai acheté un bouquin d’Emmanuel Carrère, dont je parlais plus haut. J’étais à Carrefour, où je suis incapable de me rendre sans passer par le rayon librairie, alors même que j’essaie d’acheter mes livres en librairie, justement. Pour deux Folio achetés, il y en avait un offert. J’ai pris ce récit autobiographique, ainsi qu’un des derniers de Labro, bien qu’il m’ait donné l’impression qu’à l’instar d’un Paul Veyne, il allait m’abreuver de noms célèbres. J’aime Labro parce que j’ai lu La Traversée quand j’étais ado. Je n’ai jamais rien lu d’autre de lui. Le gratuit, j’ai oublié son titre, je ne l’ai pas encore lu, c’est un roman de SF.
Au bout d’un moment, j’ai dû me rendre à l’évidence et j’ai été piocher un crayon à papier dans ma trousse, pour marquer en marge tous les passages qui me bouleversaient. Il y en a beaucoup. Carrère m’est plus familier que Labro. J’ai lu La moustache quand j’étais ado aussi, et ça me ronge toujours. J’ai lu La classe de neige et L’adversaire que j’ai aussi vu (ou alors je l’ai seulement vu, je m’embrouille.) Carrère hante les marges de ma vie. Yoga en revanche, c’est un coup de poing dans le plexus solaire.
Les livres permettent de vivre des milliers de vies. C’est d’autant plus perturbant quand ils vous font rencontrer une « âme-sœur ». Pas un « égal », pas un identique, mais quelqu’un dont les mots vous percutent et vous éclairent de l’intérieur.
À la compulsion (à laquelle je cède volontiers) de tout écrire, puisque je ne perçois rien vraiment si je ne le mets pas en mots, s’ajoute une seconde, qui m’est bien plus handicapante : celle de me figurer. Dès que je lâche prise, je me vois. Ou plutôt, je m’imagine, mais ça ne change pas grand-chose. Je reprends le contrôle si je peux (je cesse de danser ou de grimacer dans l’exaltation pure d’un morceau d’Hocico) et si je ne peux pas, j’ai honte (quand je sanglote, par exemple.)
Remarque, c’est assez logique que j’écrive, en ce sens. Quand je compose des phrases, je suis déjà vachement plus proche de mon émotion que quand je m’observe avec mépris.
La seule parade que j’aie trouvée, c’est de mettre en scène mes nombreux avatars dans mes non moins nombreux films mentaux. On chante. On hurle bien plus souvent, sur un morceau d’Amduscia ou de Hocico. Depuis quelques mois, même Marlène monte sur scène, et comme c’est moi – en plus jolie et plus pertinente, sinon elle ne servirait à rien -, je passe doucement du fantasme sexuel au fantasme de moi-même. À ce rythme, à cinquante ans je parviendrai peut-être à dire un truc personnel devant une assemblée.
Quand je cherche « endorphines » sur Google, quasiment tous les résultats soulignent que « le sport permet de produire des endorphines » ou que « ne pas faire de sport peut provoquer un déficit d’endorphines. » Évidemment, ça leur arracherait la gueule de dire qu’on obtient la même euphorie en étant ivre (pas bourré raide mort, ivre) ou en écoutant de la musique, parce qu’il en va de leur gagne-pain, de la santé publique, ou plus vraisemblablement de la morale. Chercher à échapper à la réalité, c’est maaaaaal. Sauf que, bon – j’ai pas envie d’en débattre, en vrai -, la réalité c’est très relatif. Et si je préférerais mille fois être en bonne santé que d’émerger du sommeil dans un état de décrépitude avancée, j’aimerais aussi vivre une vie qui me fait rêver, et ça n’inclut pas de faire des squats au réveil.
Dans son bouquin, Carrère raconte la dépression qui l’a conduit à l’hôpital psy. J’étais face à un gouffre que je n’arrivais pas à me figurer. Pas que je n’ai pas ressenti à le lire une angoisse profonde. Simplement, il a traversé un enfer qu’il ne parvient pas à décrire ni moi à imaginer, ou plutôt je crois le faire, mais je sens bien que c’est partiel.
Je crois que ce que j’essaie de me dire, enfin l’idée qui émerge, c’est que je n’ai jamais atteint le stade de la « souffrance morale intense » et donc encore moins celui de la « souffrance morale intolérable. » Et ça me fait un peu mal au cul de l’admettre, parce que la voix qui me parle dans l’oreille droite se fout bien de ma gueule et de celle de l’ado que j’ai été, qui a écrit des lettres d’adieu à quatorze ans, ne les a jamais envoyées ni ne s’est foutue en l’air.
4 février.
Ces dernières semaines, je n’ai aucune énergie et à part aller au taf, il faut bien dire que je ne fous rien. Ma préparation de cours tient la plupart du temps sur un ticket de caisse. Je n’ai pas honte de moi, sur ce coup-là, parce qu’en vrai, tu peux faire tenir un cours sur un ticket de caisse. Je veux dire, je n’ai pas besoin d’écrire ma leçon de grammaire, je la connais. Ce qu’il te faut, pour harponner une classe de quatrième pendant une heure et demie, ce sont des consignes. Claires, concises, sans fioritures, droit au but en somme, et ça c’est un truc que j’ai appris à faire depuis que je suis en formation. Je n’ai plus besoin de rédiger le déroulé.
Et bref, je m’éloigne complètement du sujet, même si n’ai jamais souffert au point de renoncer tout à fait, je me rends compte que j’ai suffisamment frôlé l’abîme pour me sentir le droit (et la joie, d’ailleurs !) de réaliser combien ça va mieux d’une part, et d’autre part, de m’accorder tout ce dont je sens que ça me tiendra loin dudit précipice.
Il arrive encore que j’aille lire ce qu’écrit une meuf dont les mots me révulsent. Je me suis souvent demandé pourquoi je nous infligeais ça (parce qu’en soi, ça a quelque chose de tout à fait perfide, même si je ne lui fais pas connaître ma présence ni mes opinions.) Et ce soir, une partie de la réponse me paraît être celle-ci : parce qu’elle me fait me souvenir. De mes privilèges, principalement. Quand je vois comment elle balaie les siens du revers de la manche, ça me met en colère. Je suis convaincue qu’on peut être riche et désespéré, je suis moins certaine qu’on puisse vivre dans le dénuement le plus total et être serein (les seuls modèles existants, religieux pour la plupart, vivent de la générosité de leurs pairs, ce qui les dédouane de travailler comme lesdits pairs.) Mais il me semble qu’enfin, quand on rencontre Angoisse, Dépression ou quel que soit le nom que se donne le malheur, la moindre des choses c’est de le mettre en perspective. Pas le comparer : souffrir, c’est une chose qu’on vivra toujours seul.
9 février.
Quand je pense que l’année dernière encore, je me disais que mes collègues stagiaires manquaient peut-être un peu de sens pratique, pour se sentir submergés comme ça ! J’ai découvert que l’épuisement n’était pas tant lié à la charge de travail qu’au poids de l’anxiété, de la remise en question et de la justification permanente. Il faut que je reprenne tout mon cahier de texte, juste pour que l’inspectrice puisse y voir écrit l’objectif de chaque séance (ce qu’aucun de mes collègues ne fait, tu penses bien.)
Je suis les-si-vée. J’ai l’impression qu’on m’a roulé dessus, j’arrive même plus à me tenir correctement. Demain soir, la première chose que je vais faire, c’est me mettre en pyjama, et j’ai bien l’intention de rester dans cette tenue pendant quinze jours. Un « pyjama de jour », à la rigueur, pour aller marcher. Et dormir, putain, dormir pendant douze heures d’affilée, et ne plus toucher le volant de ma voiture. Nettoyer ladite voiture. M’hydrater avec autre chose que du café. Aller boire un… jus d’abricot, du coup, avec les anciens collègues. Et mitonner une séquence aux petits oignons en vue de l’inspection, début mars.
Il a fait beau, cette semaine. Enfin. Le soleil suspendu orange vif au milieu de crépuscules violets et d’aubes bleues et givre. Ce midi, Elisabeth, Hélène, Stéphane et moi nous sommes échappés le temps d’un déjeuner au restaurant. Je pourrais en écrire des tartines, d’Hélène et de Stéphane et de comment ils vont me manquer l’an prochain. D’Elisabeth, qui est si différente de moi, par sa vie, ses convictions, et qui m’émeut précisément pour cela, parce qu’on s’est rencontrées quand même, qu’on se respecte, qu’on cherche la présence l’une de l’autre. C’est une putain d’année que je traverse. Sa richesse et son intensité la rendent épuisante, mais surtout infiniment précieuse.
3 commentaires
C’est moi où Février est difficile à passer ? avant je pensais que c’était novembre mais là, je ne suis plus tout à fait certaine… Ton rêve 1 était assez angoissant je trouve, j’ai beaucoup rêvé ces dernières semaines aussi, enfin du moins, j’ai réussi à m’en souvenir mais j’étais trop à plat pour les noter… ce que je regrette maintenant. J’adore les sensations que je ressens pendant mes rêves… (du moins pour la plupart d’entre eux)
Et grâce à cet article, plutôt qu’à ton bilan, j’ai envie de lire Emmanuel Carrère.
Le bilan étant beaucoup plus factuel (la « »critique littéraire » » étant un exercice très nouveau pour moi), je m’estime plutôt satisfaite que ce soit plutôt ce billet qui t’ait donné envie de lire Carrère :)
Je HAIS février (et Janvier, et j’aime pas Novembre ni Décembre, bref… J’aime pas l’hiver ?)
Je fais des rêves angoissants, en ce moment, je sais pas pourquoi, le « pire » étant derrière moi :) Mais moi aussi j’aime les sensations des songes, et même des cauchemars, même si ces derniers ont plus d’impact et que les sensations qu’ils provoquent traînent plus longtemps.
Pour l’instant, il me semble que c’est réussi :)
Quel dommage de ne pas réussir à reproduire ces sensations en dehors du rêve ! c’est tellement fugace que c’est vraiment difficile de s’en rappeler (la sensation pas du rêve en lui-même). Quoique pour le rêve, je suis obligée de me dire « vas-y concentre-toi pour te rappeler ça demain matin au réveil », cette nuit ça a marché.