Guerlédan
Bribes.
Ambre aussi dira plus tard que c’est comme contempler un tableau. Elle n’emploie pas ce mot là, contempler – Ambre comprend très peu de mots.
C’est complexe, ce qui se joue ici. Il y a mon émotion : on s’est souvent engueulées, avec Ambre. C’est une Mère Cerfeuil biberonnée à une bienveillance qui confine à l’abandon. Sa mère n’attend pas d’elle le moindre effort, moi oui. Elle n’a pas l’habitude d’être secouée et se braque quand j’affirme que n’étant pas plus conne qu’une autre, elle peut.
De l’autre côté, Gladys la rêveuse, le deuxième jour de l’année scolaire, m’a dévoilé un trésor : une aile de fée qu’elle a trouvée à Brocéliande, me catapultant dans Le labyrinthe de Pan sans préavis.
Il y a donc la leur, d’émotion, qui n’a rien à voir avec la mienne, qui est si précieuse, dont je ne sais que faire. Est-ce que j’y ai contribué ? Ambre a voulu venir au salon du livre et faire dédicacer ce livre qu’elle ne lira pas. Elle et Gladys, et Elyne, s’y sont montrées si empruntées, si manifestement en dehors de leur monde, que j’en ai ressenti de la fierté, parce que je les y avais introduites – parce qu’elles m’ont fait confiance.
Et les voilà devant l’abbaye, contemplant la forêt prête à déferler, et se tournant vers nous pour déclarer : c’est beau.
Je pense que c’est la chose que je chéris le plus dans mon métier. Je te parle des MCO qui me gavent, mais ça n’a rien à voir avec le milieu dont ils sont issus, leur niveau d’éducation ou leurs aspirations. Ambre veut élever des lamas ou des cochons d’Inde, elle ne sait pas. Elle sait à peine lire et me déteste chaque fois que je la confronte à son absence totale de travail. Mais quand elle découvre Bon Repos, il n’y a en elle ni la rancœur ni l’air blasé que les ados trouvent généralement de bon aloi.
Les mêmes filles et quelques autres m’accompagnent à la librairie, après, et s’extasient sur les marque-pages, les carnets et les boîtes à stylo Paperblank, ainsi que sur les beaux bouquins – j’ai acheté celui-ci.
Pendant la visite de l’abbaye, Gabriel, mon élève le plus pénible (et mon préféré, mais chut), n’a posé que des questions perspicaces, a fait des réponses pertinentes, et quand il a vu à quoi ressemblait l’édifice avant son démantèlement, s’est exclamé : « waaw, c’est trop stylé !! »
Avant de remonter dans le car au moment de rentrer à Guingamp, je lui ai demandé s’il se rappelait quoi faire pour ne pas finir assis à côté des profs : « ne pas parler trop fort ? » C’est ça. Résultat, il a fini assis à côté de nous parce qu’il faisait des conneries silencieuses, mais visibles dans le rétroviseur :D
J’aurais pu les emmener, plus tard, à la boutique de minéraux, mais c’était un moment pour ma collègue Anne et moi, en fin de journée. Le silence était bienvenu, et j’ai acheté quelques éclats – quartz, obsidienne, mica et jaspe – à Ubik (rien que leurs noms tournent sur la langue comme des berlingots.)
Guerlédan, un voyage hors-les-murs d’une manière générale, c’est toujours ce mélange étrange d’épuisement et d’émerveillement. Les enfants deviennent autres et les paysages se parent de nuances qui ne doivent rien à la luminosité. C’est comme si tout était déjà le souvenir de quelque chose.
Comme si on regardait et vivait dans un vieux film sur pellicule. Je n’arrive pas à le définir, tout est intense, et tout est projection, peut-être parce que les mômes eux-mêmes sortent parfois pour la première fois de chez eux, je veux dire de leur famille, et que toute escapade devient alors le décor idéal à un drama, une histoire un peu folle, un peu tirée par les cheveux.
J’ai retrouvé, au beau milieu de la nuit, des gamines en pyjama, se croyant furtives, massées bêtement au pied du dortoir par -4° parce que leur excursion avait pris fin au moment même où elle commençait : le dortoir des garçons était fermé, et moi j’avais contourné le bâtiment pour les prendre par surprise.
Ce qu’elles ne savent pas, même si tous les élèves ont dû gloser sur notre absence d’une heure environ, c’est qu’à 18h, nous les profs, nous étions attablées au bord du lac, autour d’une bouteille de Jurançon. Chacun ses frissons d’interdit !
Je suis rentrée absolument rincée. Malade, et surtout vidée. Dimanche soir, j’avais déjà pris rendez-vous en téléconsultation pour le lendemain.
J’ai des dizaines d’anecdotes sur le bout des doigts, des chouettes et des pénibles ; toute à l’exception d’une me font sourire. Elles n’empêchent pas la descente, d’abord tu marches avec précaution et puis tes pieds s’emballent, la pente t’emmêle et tu te mets à courir de plus en plus vite parce que c’est le seul moyen de garder l’équilibre.
C’est interdit et pourtant c’est ce qu’on fait tous, parce que le mur forme une spirale. En y grimpant on voit plus loin, et toute personne censée sait qu’une spirale est un passage.
C’est peut-être ce que ce sont dit les filles qui se sont ou ne se sont pas galochées dans leur chambre et qui ont été dans tous les cas trahies par leur « copine » qui ne sait plus quoi faire pour attirer l’attention.
Tout le monde est rentré un peu différent, en tout cas.
Un pas de côté, un pas en avant.
1 commentaire
Une jolie parenthèse ♥