Polymnie
Franchement vu le sujet, je trouve que la « Muse des chants nuptiaux et de deuil et de la pantomime » est la plus pleine d’auto-dérision et de vérité à la fois que je puisse trouver. Je note toutefois que Thalie, qui compose les deux tiers de mon prénom, est la muse de la comédie.
Est-ce que toi aussi, tu passes des soirées à ne rien faire à part écouter de la musique ?
En général, moi je le fais en buvant et en posant ce genre de questions en allumant des pixels sur un écran, mais ça m’arrive aussi assez régulièrement de juste écouter en regardant le plafond et en me jouant des films dans ma tête.
Il y a deux choses qui se jouent dans l’obsession je crois. Le choc de la rencontre, pour commencer : comment c’est possible que ce truc parle de moi comme ça ? D’abord l’énormité du « putain c’était écrit/composé pour moi ». Ensuite ça se diffuse, ça t’infuse et ça te contamine. Comment ça se fait que ça parle en moi ?
En BTS, mon sujet préféré cette année c’est cette citation de Bergson : « L’art vise à imprimer en nous des sentiments plutôt qu’à les exprimer. » C’est un renversement total des platitudes que sortent les lycéens et les étudiants à longueur de temps, ceux qui ne pratiquent aucun art en tout cas : « oui, l’art c’est utile pour les gens qui ont besoin d’exprimer un truc… blablabla… mais chacun a sa façon de s’exprimer… » Ça me tire des soupirs d’exaspération, mais jamais j’aurais été capable de sortir tout simplement ce que Bergson a dit : l’art n’exprime rien du tout, il t’imprime des trucs dans la tronche.
Y compris les tiens propres, peut-être. Mais que tu t’y reconnaisses, c’est un effet secondaire.
L’art, c’est ce truc qui te sort brutalement de toi-même et t’envoie t’encastrer dans autrui, sans gants ni vaccin. Qu’on y brode de soi-même, c’est potentiellement un réflexe de survie.
Histoire d’éviter de se dissoudre à son contact.
Ou bien c’est un réflexe égotique, car « L’ami est un autre moi-même car je peux contempler et estimer en lui les valeurs morales que je sens et estime en moi. » (Aristote expliqué par L’Éléphant.)
Et : « Selon ce mythe, les humains étaient à l’origine des êtres doubles (…) Ils existaient en trois genres : masculin (issu du Soleil), féminin (issu de la Terre) et androgyne (issu de la Lune).
Mais ces êtres étaient trop puissants et ont défié les dieux. Pour les affaiblir, Zeus les a coupés en deux, les condamnant ainsi à une quête perpétuelle pour retrouver leur autre moitié : c’est l’origine de l’amour, conçu comme une nostalgie de l’unité perdue. »
(Platon résumé par Basile, d’après tout ce que le web compte de pages sur le sujet, dont Philolog)
La quête de l’alter ego, c’est un sujet qui me parle profondément. Longtemps (je peux pas commencer une phrase par « longtemps » et ne pas entendre derrière « je me suis couché trop tard », merci Marcel.) Longtemps disais-je, j’ai cru que c’était une quête partagée par tout le monde, mais ce n’est pas le cas de ma sœur, par exemple. Elle recherche de la complicité et de l’acceptation, pas un miroir. Moi, je crois que j’avais besoin de ce miroir parce que je disparaissais. Je ne parvenais pas à communiquer parfois, j’avais l’impression de hurler derrière une vitre et, faute d’être entendue, de me noyer/disparaître peu à peu dans les ténèbres. Et il y avait les gens qui me trouvaient bizarre, même s’ils n’ont été que deux à le formuler frontalement – je pensais que les autres partageaient tant leur analyse que leur conclusion : il fallait que je change.
J’ai conçu tant de colère et d’amertume, j’ai tant souffert de me sentir seule et invalidée, que je n’ai cessé de chercher quelqu’un qui non seulement me voie mais me dise « je suis comme toi ». Une quête aussi vaine que sans objet puisqu’effectivement il ne peut exister qu’un seul exemplaire de soi et que ce n’est pas ce qui importe (d’ailleurs, aimerais-je mon double ? Rien n’est moins sûr, on se lasse vite de soi, non ? Même quand on s’aime bien. On se fréquente assez comme ça. Je veux dire, vive l’ennui, quoi. En plus (pardon, je réfléchis en même temps), c’est quand même plus intéressant d’être validé précisément par quelqu’un qui ne nous ressemble pas, je crois.)
Pourtant, quand je tombe sur une œuvre d’art qui me parle, je pense d’abord qu’elle me parle de moi, même si c’est pas toujours conscientisé. Et c’est ça qui me percute : la confluence. L’écho.
Il faut un temps de recul pour admettre que non. Il faut aussi avoir l’opportunité de creuser la question, sans quoi virtuellement l’œuvre ne peut cesser d’être un miroir. Il faut lire Chiharu Shiota, pour appréhender que ses codes ne sont pas les miens, ses symboles non plus, par définition.
Ne reste alors sans doute qu’à s’émouvoir que nos parcours nous mènent, si régulièrement, à des points de convergence au-dessus desquels nos images mentales se mélangent. Non, pas au-dessus : en lesquels. C’est ce qui fait l’essence du Bassin de King, de l’Océan Onirique de Barker : ce sont des lieux et des moments (mais n’est-ce pas strictement la même chose ?) en lesquels nous cessons enfin d’être seulement nous, et nous intriquons. Desquels nous rejaillirons un peu nous-mêmes et un peu autres, jusqu’à la mort.
Qu’est-ce que mourir sinon se diluer dans l’océan des histoires ?
Le billet d’Eliness hier tombait à point. Je me demande si, plus qu’un langage relationnel de sécurité, l’échange autour des œuvres n’est pas le seul langage universel – du moins quand l’émotion est partagée et encore faudrait-il que cela se voie. Je précise « si l’émotion est partagée » parce que si elle ne l’est pas, alors il faudra des mots (leur absence en cas de connivence laisse toujours la place à la communion, fût-elle pour des raisons différentes.) Et si ça ne se voit pas, comme je pense c’est souvent le cas avec moi parce que je ne me laisserais jamais, ô grand jamais, submerger, devant des gens, mon réflexe étant de verrouiller pour pouvoir revenir à la vie après… eh bien il n’y a pas communication, seulement tentative de décryptage de la part de celleux qui ne se calfeutrent pas comme je le fais. (Auxquels d’ailleurs je suis bien incapable de répondre : c’est rare, mais parfois je perds mes mots :/ :P)
Je te laisse avec mon morceau favori (de très loin et tu sais que ça veut dire que je l’ai déjà écouté trente fois) du dernier album de Nachtblut. Pas (que) parce que je l’adore, mais parce qu’il résume et peut contredire tout ce que j’ai écrit. L’émotion ne sera pas partagée, mais je parierai sur le fait qu’il suffise de savoir que je ne parle pas allemand et que je ne comprends que le refrain (« mais pas moi ») (et le titre : « la vie des autres »). Ça suffit probablement pour ouvrir des tas de portes – c’est mon équivalent personnel de « je me laisse submerger en public » ;)
3 commentaires
Le fait que Proust ait en réalité écrit « longtemps, je me suis couché de bonne heure » me fait hurler de rire, pardon. Comme quoi, vraiment, je me lis même quand je ne devrais pas :D
Ton déroulé de réflexions enrichies de références à ce sujet me plait beaucoup (il y a plein de phrases que j’en souligne avec un « ! » dans ma tête) parce que ça pousse ma réflexion plus loin et que ça me plaît. Il est vraiment très chouette cet article
Je crois que ce que j’aime tant sur la rencontre au travers de l’art c’est qu’elle permet de conscientiser cette idée que ce n’est pas un miroir unique mais une boule à facettes : chacun y résonne différemment, et pourtant on se retrouve dans cette unicité, ce point de convergence. Je ne trouverai jamais l’autre-miroir-validant, mais l’art me montre qu’il n’est pas nécessaire car même si on ne se comprend pas, ça n’empêche pas le partage, ça n’empêche pas de s’entendre. Et c’est dans cet espace qu’on s’enrichit l’un de l’autre, que tout est à construire, contrairement à une chambre d’écho.
Ta chanson de Nachtblut me parle différemment parce que je comprends ce niveau d’allemand et que plutôt que l’écouter sur Spotify, j’en ai regardé le clip. Et ici je me dis que j’ai bien plus envie d’échanger sur tes impressions plutôt que de chercher une confirmation de mon propre ressenti. Ça me fait alors réaliser que tout ce que j’écris plus haut, c’est bien plus difficile quand on parle des œuvres fondamentales, essentielles, profondément personnelles. Peut-être car ce sont de vrais marqueurs identitaires qui font vibrer quelque chose de bien plus sacré, donc vulnérable, loin à l’intérieur. Il y a bien plus de réflexes inconscients qui se mettent en place, de protection, de « suis-je la seule ? » – une forme de menace presque – et je crois en déroulant cette réflexion que c’est justement la distinction qu’apporte ton article :D
PS : une dernière piste et puis j’arrête, tu me fais réaliser que là où l’œuvre qui résonne très fort à l’intérieur peut être un miroir, pour moi elle est aussi souvent une lumière ou un chemin.Trop de zones intérieures me sont incomprises, dangereuses voire inaccessibles – l’art me permet de les cartographier même si ce n’est pas très conscientisé. Dans ce sens c’est davantage un révélateur et Bergson a un peu tort ;)
J’aime beaucoup l’image de la chambre d’échos – écrivais-je d’abord, avant de réaliser qu’elle avait pour toi la signification inverse de celle que j’y mettais ! En effet c’est l’idée de partage qui me plaisait, parce qu’elle m’évoque ce qu’on peut ressentir en concert, quand on communie tous ensemble, quand bien même la musique nous renvoie chacun à nos propres émotions et souvenirs. La sensation n’en est pas moins belle et donne effectivement envie de se tourner vers son voisin, de construire quelque chose à partir de cette connivence.
Je me suis rendu compte justement que Nachtblut invalidait en partie mon propos, dans le sens où il n’est nul besoin de partager l’émotion pour que l’art permette la communication. Le seul argument valide, c’est je crois celui selon lequel il faut au moins laisser une ouverture : que ça se voie, quand ça nous touche.
J’ai vu le clip aussi, et je sais que tu comprends l’allemand, ça faisait suffisamment de raisons pour que je m’attende à une réaction sceptique, et en vrai je suis curieuse de savoir ce que ça t’a évoqué, y compris si « évoquer » est déjà un bien grand mot ;P
Comme j’ai énormément de mal à parler de ce qui me touche (le fameux moment où je perds mes mots ^^) je réfléchis à une réponse à te faire concernant les miennes, d’impression, pour notre coup de fil mensuel – je sais que tu ne manqueras pas de me poser la question :D
Ça va paraître hyper prétentieux, mais je crois que je n’ai pas en moi de zones incomprises, dangereuses ou inaccessibles. Enfin, si, des parenthèses pour « dangereuses ». Tu me poses une vraie colle, en fait ! Est-ce que j’ai déjà eu la sensation d’être révélée à moi-même à travers une œuvre d’art ? Je n’en ai pas l’impression, j’ai l’impression de très bien me connaître ; ça explique un rapport à l’art qui tout en étant viscéral pour nous deux, ne nous inspire pas les mêmes réflexions ni ne nous fauche de la même manière (?)
Quoi qu’il en soit, oui, je crois que Bergson a un peu tort : il me semble que le geste artistique a pour but d’exprimer et d’imprimer dans le même mouvement :)