Retourner au rêve ?
Une histoire de clefs perdues et de mots en fuite.
J’ai l’impression étrange qu’une partie de moi est restée à Lyon, ou peut-être à l’hôpital. J’ai la sensation qu’il ne s’est rien passé depuis, et que le fil des jours rompu me laisse avec des souvenirs en vrac à mes pieds.
J’ai toujours mieux pensé un stylo à la main, alors est-ce que je n’écris plus parce que je ne pense plus ? C’est un peu mon sentiment, même si en réalité cela tient peut-être aussi au fait que je vais bien.
Je vais bien donc je suis vide ?
Reste quand même cette butée intellectuelle. Lyon était dense. En rencontres, en rues inconnues et en expériences, tout cela en à peine deux jours.
En y repensant, le passage du concours me semble emprunt d’une certaine clarté. J’ignorais être capable d’un tel lâcher-prise au moment crucial, je ne me savais pas capable d’être méthodique et concentrée. Avec le recul, je me dis que je devais être un peu dans le même état quand j’ai passé mon bac de lettres et que je me suis retrouvée devant ce sujet qui me laissait incroyablement perplexe.
Je suis fière du calme que j’ai créé en moi, ce jour-là.
L’hôpital m’a arraché des bouts de ma personne. Je n’ai pas eu d’autre choix que de m’en séparer. J’étais toute seule face à ce cauchemar : le tuyau arrimé à même mes entrailles et, à l’autre bout, le récipient en plastique bleu à demi transparent, dans lequel coulait une humeur marronnâtre parsemée de petits caillots. Le docteur m’a dit que quand ça cesserait, on m’enlèverait le drain. Alors je regardais, mais ça ne cessait pas. C’est cette vision que j’associe désormais au goût du bouillon.
Est-ce que, après avoir été si impuissante, j’ai continué à me laisser porter ? Est-ce que en me volant ma réussite au concours, ce séjour à l’hôpital a provoqué un sentiment d’inachevé qui explique que je me sente coincée à Lyon ?
C’est comme si après plus rien n’avait eu particulièrement de sens et que même la chronologie avait abdiqué. Les dernières semaines de cours n’étaient qu’un long dénouement, après sept semaines d’absence. Les randos, le travail, les matins au marché, l’attente de nouvelles pour l’année prochaine, toutes ces choses me semblent empilées les unes sur les autre sans aucun… sens, vraiment.
L’écoulement du temps m’est devenu confus, si bien que je continue de cocher les jours sur le calendrier, comme je le faisais avant le concours pour avoir une vision claire du temps qu’il me restait. Là, j’essaie d’avoir une vision claire du temps qui s’est écoulé.
Je ne fais rien de mes journées, mais cela ne m’angoisse pas particulièrement. Le présent s’écoule lentement dans un nouveau lui-même. Il devient sans cesse, tout en restant immobile. J’ai l’impression qu’il en va ainsi de ma personne, même si, je l’avoue, l’absence de mots associés me fait peur. Je deviens en silence et par conséquent, je ne sais pas ce que je deviens – ni même si je deviens réellement. Je suis peut-être en train de m’effacer.
Muriel m’a fait lire Les amants du Spoutnik. C’est ce qui m’a donné envie d’écrire. J’ai eu l’impression de me reconnecter avec mes pensées, comme si tous ces derniers mois j’avais vécu uniquement en tant que corps, sentient, traversé d’émotions, mais aussi par le silence. C’est précisément lorsque Sumire accepte de n’avoir plus rien à écrire que mes mots, ma conscience en un sens, sont réapparus. Alors je n’étais plus seulement une lectrice dissoute dans une histoire. Le livre me parlait et a suscité en moi, pour la première fois depuis longtemps, une réponse. Plus exactement, le livre m’a parlé et il parlait de moi. Je ne sais pas comment l’expliquer autrement.
Il est à présent 22h40, et j’essaie de ramasser les mots éparpillés sur le clavier.
Il me semble qu’en été, je suis toujours beaucoup plus sensuelle qu’intellectuelle. Et l’été est arrivé tôt, cette année, me dis-je en haussant les épaules.
J’ai l’impression de languir au milieu de mots dont le souvenir est plus vivace que n’importe quoi d’autre. Ceux de Françoise Sagan m’enveloppent, ceux de Colette brûlent tout autour, et ceux d’Anaïs Nin remouent en étincelles. Au centre, bien sûr, ceux d’Haruki Murakami courent le long de ma colonne vertébrale. Ils me font penser à l’homme sous les serpents. Je suis la femme sous les mots.
Au retour de Lyon, je me suis brisée autour de cette douleur qui m’a consumée toute une nuit. Puis j’ai volé en éclats parce que plus encore que la douleur, ce foutu tuyau aspirait tout ce que je m’efforçais d’être. Après se sont succédé, quoi… les trucs habituels, mais ces trucs habituels ont déjà une bonne propension à grignoter l’être intellectuel que je préférerais… incarner ! Mes entrailles ont décidé de cesser de fonctionner normalement et mes ovaires ont poursuivi leur œuvre de sabotage. Me voilà armée d’un implant contraceptif et recroquevillée autour du souvenir d’un spéculum. J’ai beau m’en défendre – j’ai eu une mère, qui a tout perdu au profit du Corps monstrueux -, je ne me sens pas grand-chose d’autre que ça.
Je pense que l’écoulement du temps m’a toujours été confus, j’ai juste appris comment le cerner. Après tout, j’ai jamais été capable de déterminer si un événement avait eu lieu quinze jours, un mois ou six auparavant. J’ai jamais non plus été particulièrement à l’aise avec moi-même. C’est juste que les piqures à sept heures du mat’ et les intestins en vrac ont eu raison du peu de contrôle que je pensais avoir sur moi. C’est juste que je suis traumatisée, je crois, et pas assez équilibrée pour me persuader que vivre sainement me permettra d’échapper à l’enfer.
« On ne franchit pas la porte du rêve, on s’y laisse dériver », dit le Fossoyeur. Je suis ce genre de personne qui ne sait pas très bien déterminer ce qui tient du rêve et ce qui tient de la réalité et en plus, s’en cogne un peu. J’ai tendance à croire que ça nous impacte de la même façon, et qu’expliquer à quelqu’un qui entend des voix qu’elles ne sont pas réelles ne l’empêchera pas de les entendre. Ça fait réfléchir, ça met en perspective, oui. Mais comme je l’ai écrit un jour et parce que je suis assez narcissique pour me citer, un traumatisme, une souvenir, un rêve, ce ne sont pas des façons de voir les choses. C’est ce qu’on est. La question est plus de savoir ce qu’on en fera.
Et le Fossoyeur de conclure : « il est temps de construire. Il est temps de retourner au rêve. » Et moi de tomber en cendres légères sur ma propre vie.
Mes rêves m’annihilent, tandis que la matérialité de mes dégoûts m’ancre dans un présent vide de sens.
Retourner au rêve, c’est aller avec Sumire vérifier ce que serait la vie de l’autre côté du miroir. C’est disparaître en Naya’Lune et survivre aux monstres.
J’ai fait tout ce dont je me sentais capable pour m’intégrer ici-bas. Ainsi semble-t-il, ai-je perdu l’accès à l’Ailleurs vers lequel je m’enfuyais.