Retourner au silence
Je n’ai ni racines ni progéniture, et ça me fait parfois me sentir incroyablement seule.
Sur Culture, il y a une émission qui s’appelle Le cours de l’Histoire, et dont les deux derniers épisodes étaient consacrés aux « souvenirs d’historiennes et d’historiens » (les deux prochains le seront également.) En écoutant Annette Wieviorka et Camille Levebvre, j’ai été très émue, évidemment, parce que l’histoire de leurs aïeux croisait celle de la Grande. Comme toujours me diras-tu, mais enfin, il n’y a aucune comparaison possible entre Résistants, rescapés ou victimes de la Shoah, et témoins du confinement, par exemple.
Camille Lefebvre, peut-être parce qu’elle est plus jeune, insistait davantage sur le fait que ses grands-parents ne lui avaient jamais raconté ce qu’ils avaient vécu, tandis qu’Annette Wierviorka était davantage l’enfant de ces traumatismes. Toutes deux ont effectué un travail de recherche approfondi pour raconter leur famille, et sans aucun doute celui-ci est-il nécessaire pour vraiment comprendre ces vies qui pour quelque raison que ce soit ne se disent pas. Toutefois, j’ai eu l’impression qu’elles avaient été élevées dans un environnement propice à susciter une telle vocation, là où moi je me sens tout bonnement libre de toute attache.
Je me souviens avec quel intérêt je demandais au grand-père de Mathias de me raconter la guerre. C’est une interaction que je n’ai jamais connue auprès de mes propres ascendants, et qui fait qu’aujourd’hui le grand-père de Mathias me manque plus que le mien, parce que nous communiquions. Chez Mathias, d’une manière générale, on raconte beaucoup d’histoires de famille. Dans mon foyer, nous étions repliés sur notre cellule familiale et nous avons perdu contact avec quiconque ne venait pas le chercher au quotidien, parce que nous ne disposions d’aucun espace mental pour accueillir l’histoire d’autrui.
Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. Jusqu’à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes : j’ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six ; j’ai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. En 1945, la sœur de mon père et son mari m’adoptèrent.
Cette absence d’histoire m’a longtemps rassuré : sa sécheresse objective, son évidence apparente, son innocence, me protégeaient, mais de quoi me protégeaient-elles, sinon précisément de mon histoire, de mon histoire vécue, de mon histoire réelle, de mon histoire à moi qui, on peut le supposer, n’était ni sèche, ni objective, ni apparemment évidente, ni évidemment innocente ?
« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance » : je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L’on n’avait pas à m’interroger sur cette question. Elle n’était pas à mon programme. J’en étais dispensé : une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps.
Je suis tout l’inverse de Georges Perec, dont cet extrait de W ou le souvenir d’enfance figure parmi les pages les plus belles, les plus émouvantes de la littérature, à mon humble avis. Je n’ai que ça, des souvenirs d’enfance, tandis que l’Histoire qui aurait dû me façonner, au moins en partie, m’échappe tout à fait. Quand mon père sera mort, je ne serai plus la fille de personne ni d’aucun récit, et quand moi je mourrai, mon « roman » personnel brûlera avec moi.
L’extrait de Perec se termine ainsi : « J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie. »
Mais moi je ne peux pas faire ça. J’ai été parmi eux, mais la trace qu’ils ont laissée prend la forme d’une cicatrice, pas d’un récit ; je ne sais rien d’eux. Ils se sont éteints avant que je puisse en raconter quoi que ce soit, avant que je puisse, donc, intégrer leur histoire et la faire mienne. Ainsi donc disparaissent les Georges côté Yves et les Kessens côté Maria. Ce qu’ont été mes parents et grands-parents, ce qu’ils m’ont transmis sans même s’en rendre compte, retournera au silence.
6 commentaires
J’ai été fascinée il y a quelques années par le concept de psychogénéalogie, en étudiant l’effet de traumatismes générationnels sur l’éducation d’enfants qui à leur tour en transmettront certaines choses à leurs propres enfants, etc… J’ai eu la chance de recueillir quelques histoires familiales de mes grands-parents et ma propre mère, férue de généalogie, a reconstruit un arbre de nos origines jusque vers les années 1600. Cependant, ce qui m’impressionne toujours est l’étendue de la matière noire, de ces non-dits qui pèsent dans les comportements, dans les attitudes, dans les réactions, et dont on a à peine suffisamment d’indices pour savoir que quelque chose est là tout en sachant qu’on n’y aura jamais accès.
Je lis et pense comprendre ta détresse, ou plutôt ton regret, de faire face à tant de portes verrouillées ; il te reste tout du moins un immense pan de ton histoire qui t’est ouvertement accessible, c’est celle que tu modèles depuis ta naissance. On en revient à l’éternelle quête du sens, finalement ; à défaut d’hériter de clefs, j’aime à croire qu’on peut forger les siennes autour de l’absence. Les choses ont le sens qu’on leur donne est une de mes convictions les plus profondes et ça ne m’étonnerait pas que je te l’ait déjà écrit dans l’un ou l’autre commentaire tant je la répète à tout bout de champ :)
Tu as raison, sans aucun doute, d’autant qu’il est probablement illusoire de penser qu’on va « survivre » dans le souvenir, même de nos familles, au-delà d’une ou deux générations. Je crois aussi que c’est la peur de la mort qui dicte encore et toujours mes pensées, et qu’au final, avoir ou non des souvenirs de famille n’y changera rien :) À ma charge de trouver un sens qui transcende la Fin ;)
Il n’est pas dit que tu ne laisseras aucune trace, si le classique parents/enfants ne te correspond pas, il y a d’autres manières de laisser une trace, une empreinte, notamment dans la « famille » qu’on se choisit.
Et concernant la généalogie, il est toujours possible de remonter dans le temps, les recherches peuvent prendre du temps mais cela donne lui parfois à des rencontres inattendues.
Mmh… La famille choisie, j’imagine qu’il s’agit de mes amis… On a tous à peu près le même âge, mon souvenir ne fera pas long feu :D
La généalogie, ça m’intéresse, mais je porte un nom de famille méga-courant, et la famille de ma mère est étrangère. Pas le courage, je crois ^^
Si jamais tu veux quelques infos sur la généalogie et la manière de chercher, hésite pas, j’ai réussi à remonter après les années 1800 sur certaines branches de ma famille.
[…] hors le sable, Août les textes inachevés, le 22 et les vacances à Rambouillet, En septembre plonger dans ma non-histoire et vivre quelques fins du monde, Octobre je tente de parler d’Enya, et trouve la bobine […]