Sésame
« (…) on n’a pas besoin d’être l’image qu’on a de soi, mais d’être tout court. »
Maloriel, dans son commentaire à Mujeres, brujas.
9 février
Disparus corps et âme. On dit ça de certains morts. Je suis sûre que c’est écrit sans y penser, par habitude, pour souligner le fait qu’on n’en a rien retrouvé. Pourtant il gît dans cette expression un indicible mystère : comment ça, l’âme est manquante ? Ne devrait-elle pas être à sa place, éteinte elle aussi, ou blottie dans le giron de Dieu, selon les croyances ? Est-ce qu’il n’y a ni salut ni repos pour ceux dont le corps ne pourrit pas en terre consacrée ? Est-ce qu’on peut perdre son âme comme on perd un trousseau de clefs ? Est-ce qu’on peut déterrer une âme sans corps ?
Je me dis souvent que j’ai égaré l’accès au premier et le contrôle de la deuxième. Or les deux me semblent finalement bel et bien liés, tant les traîtrises de la défroque affectent l’esprit, et les errances de la raison impactent la chair. Cet ancien collègue de mon père rirait de moi, qui disait : « tu vois bien : si l’âme appartenait au corps, tu ne dirais pas “mon corps” comme s’il s’agissait d’un vaisseau. » Et comment veux-tu dire, eh, bécasse ? J’entends bien qu’on pourrait dire « je », genre « je vais mal » sans distinguer cervelle et viscères, mais ça manquerait de précision, et personnellement j’aime bien la précision. C’est pour ça qu’on a tant de mots.
N’empêche : on m’enterrera corps et âme, y’en aura pas un pour survivre à l’autre. Enfin… C’est pas tout à fait vrai. L’enveloppe peut fort bien se porter tandis que la mémoire et les émotions s’effeuillent jusqu’à s’évanouir. En tout cas, quand le corps lâche, l’âme s’en va. Si on croit aux fantômes, on peut admettre qu’elle « sur-vit », n’empêche qu’elle n’est pas vivante.
Corps-sésame. Mais non, pas la céréale, banane. Le corps, ses âmes, plutôt. Une clef pour plusieurs issues (tu peux même entendre quelques sens du mot anglais, si tu veux multiplier les niveaux de lecture, ce dont je suis friande.)
Je dansais dans ma salle de bain, aujourd’hui, et comme jamais je ne m’étais sentie si libre, j’ai réalisé combien tout mon être m’était devenu pesant. Plus qu’avant, où j’étais seulement maladroite. Je suis devenue, littéralement, « l’image que j’avais de moi. » Maloriel avait raison, plus que je n’en avais eu conscience.
Je veux apprendre à growler – et je n’en suis pas là, les épiphanies, c’est mignon mais ça ne résout rien. Au moins pour l’instant suis-je consciente de ce que je m’interdis, parce que, juchée sur ma propre épaule, je me trouve absolument ridicule. Même seule chez moi. Je me suis pétrifiée.
Je me revois très bien, en concert, incapable de bouger comme je l’entends – parce que je dois avoir l’air con. Je me revois aussi très bien dans mon propre salon, littéralement coincée du cul. Mes cheveux frisottent, je sais pas quoi faire de mes bras, je vais quand même pas me déhancher comme ça, je ferais honte à mes propres amis.
Aujourd’hui, je suis aussi allée chez le coiffeur, et pendant que la couleur posait, j’ai choisi d’écouter ce qui se disait dans le salon tout en m’observant dans le miroir king size. Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas regardée bien en face (et presque aussi longtemps que je n’avais pas été chez le coiffeur). Mais mon dieu de quoi j’ai l’air…
Avec le masque, ça passe pas trop mal. Je suis échevelée, j’ai l’air d’une chouette qu’on vient de réveiller, mais j’ai de beaux yeux alors même grands ouverts ça peut aimanter un peu. Sans le masque, c’est une autre histoire. C’est quoi ce sourire de débile ? Je me souviens chaque fois d’Alan qui me demandait pourquoi je cachais ma bouche quand je riais. Je lui avais répondu que j’avais les dents dégueulasses en plus d’être de travers et que je pouvais pas souffrir de me voir. Il m’avait rétorqué que je disais n’importe quoi. Il est choupi.
J’ai repris le sport. D’abord je me suis sentie ridicule. M’habiter, simplement, et me mouvoir à mon gré allaient à l’encontre de tout ce que je m’étais autorisée jusque-là. Quand je ris, je me cache, certes, mais au-delà de ça, j’évite les grands gestes, je croise les jambes (je ne devrais pas) et d’une manière générale, je m’efforce de faire disparaître la moindre aspérité.
Dix jours plus tard, je dansais dans ma salle de bain sans complexes ni arrière-pensée, si ce n’est : « yeaaah, I feel alive ! » Je ne me trouvais plus grotesque, parce que je m’habitais. En entier. Jusque-là j’avais l’impression de porter un vêtement trop ample. Ça ne fait pas de moi quelqu’un d’élégant, j’ai juste conscience de ce que je fais, de jusqu’où j’existe. Partant de là je peux bien faire des moulinets avec les bras ou des squats disgracieux : ça me fait du bien, je prends possession de moi-même.
« Le corps c’est ce qui te trahit », me rappelait Maloriel dans ce même billet déjà cité. « Me rappelait », au sens où c’est ce que nous, sœurs de sang et donc de trauma, avons appris. Je pense que pour moi le verbe « trahir » a toujours revêtu le double sens de tromper et de révéler.
Et c’est vrai que mon corps m’a trahie. Je suis allée à l’hôpital plusieurs fois, et depuis la première ma jambe gauche ne me donne plus l’impression de m’appartenir. Elle me soutient toujours mais c’est plus une extension passablement pourrie qu’autre chose. Je n’ai pas envie que mon corps me trahisse dans l’autre sens ; mes tics nerveux et mon cheveu sur la langue en disent déjà bien assez. Quand j’étais jeune, tout le monde me disait : « fais du théâtre, ça te ferait du bien, ça en fait toujours aux gens timides. » Je crois que je ne voulais pas m’exprimer, en fait. Je ne voulais pas me libérer. Plutôt les libérer eux, et c’est un euphémisme que mon empathie pour Dylan et Eric devrait suffire à clarifier.
23 mai
Je n’ai repris contact avec mon corps que parce qu’il a été malmené – c’est une bonne chose. Un des avantages de vieillir, c’est peut-être que la peur du déclin t’oblige à te regarder en face. Je me suis toujours connu des défaillances, je vivais avec, elles m’allaient bien puisqu’elles correspondaient à l’idée que je me faisais de moi. Et puis j’en ai eu marre d’être essoufflée, de traîner la patte, d’avoir mal au ventre. J’en ai eu marre parce que je pouvais y faire quelque chose, je pouvais me réparer, en partie du moins, et que j’avais commencé à fleurir comme du lierre sur la tombe de ma mère. Je n’étais pas enchaînée au même démon.
Après, je dois bien dire que malgré mes efforts, mon corps demeure une bestiole mal foutue que j’ai l’impression de cajoler tous les jours sans parvenir à l’apprivoiser.
Ce matin, j’ai eu tellement mal au ventre que j’ai cru m’évanouir. Quand j’ai mes règles, une fois sur deux j’ai l’impression que tous les dieux monothéistes s’acharnent sur moi pour me punir d’être farouchement nullipare. À sept heures, j’avais dû passer la serpillère deux fois tellement j’avais saigné sur le carrelage. (Merde, je t’ai pas prévenu de pas lire ça en mangeant.)
Je te raconte pas ça pour me plaindre, mais parce que les gens qui disent « t’as qu’à faire du sport, ça ira mieux » devraient être avertis qu’ils vont pourrir en enfer.
Du coup, « être tout court », c’est un apprentissage. C’est avant tout accepter. Après seulement, réagir.
J’apprends doucement que m’habiter ce n’est pas nécessairement être à l’aise avec moi-même.
« Nous vivons une époque où le mot résilience est mis à toutes les sauces. C’est une véritable épidémie de résilience. Il faut être résilient. Les patients et les patientes doivent être résilients, plastiques. C’est comme si on vous tordait le bras en vous répétant : « Tu vas aller mieux, oui ? Il faut que tu ailles mieux ! Tu ne peux pas ne pas aller mieux !! » Ben non. Parfois la vie est plus grande que nous, trop traître, trop injuste, donc en vrai, c’est ok si tu n’y arrives pas, à passer au-dessus de ta douleur. Ou si tu n’y arrives plus. Ou si elle t’accompagne doucement, comme un petit chien noir toujours à tes côtés. C’est ok si on ne pardonne pas à la vie, ou si on pardonne, mais moins bien que son voisin. »
Baptise Beaulieu ce 23 mai sur France Inter – va l’écouter, nom de dieu, ça va te faire du bien.
M’habiter, c’est vivre avec Angoisse qui m’enlace dès que je sors du lit, avoir des souvenirs qui me donnent envie de gerber, d’autres carrément cools, me sentir parfois incroyablement fière de moi, et parfois me recroqueviller sous l’effet de la douleur. C’est danser dans la salle-de-bain ou me cacher dans un pull trop large. Dans ma tête, j’ai longtemps été une fille maladroite et fragile. Mais je suis une femme, qui comme tout le monde (sauf les coachs sportifs) a connu son lot de souffrance, et s’essaie à la sérénité.
24 mai
Je me demande comment je me serais définie si j’avais été différente. Je veux dire, jamais je n’ai été amenée à douter que j’étais une femme. Or, je connais des gens qui ont douté de leur genre parce qu’ils ne correspondaient pas aux clichés affiliés. Et tu sais, très sincèrement, ça me rend dingue. Pas que des gens s’estiment trans’ en soit : ça ne me regarde en rien. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est triste, de vivre dans un monde où t’as pas d’autre choix que de te dire « je suis une femme, puisque j’aime les robes », ou « je suis un homme, puisque j’aime grimper aux arbres et que j’aime pas les enfants. » Il me semble que la vie de tas de gens (y compris la mienne, d’ailleurs) serait vachement plus simple si on n’était pas persuadé de ce que doit être un homme ou une femme.
Je m’excuse si j’ai blessé qui que ce soit, car je ne sais sans doute pas de quoi je parle. Mais j’avoue que c’est une question qui me préoccupe, parce que je constate tous les jours combien mes élèves sont le produit d’une éducation, surtout à un âge où ils n’ont aucun moyen d’être autre chose.
Quand j’entends parler des enfants transgenres, mon premier réflexe, c’est toujours de me dire : « en même temps, si ton fils veut porter des robes et jouer à la poupée, ça prouve juste que ça n’est pas réservé aux filles. » J’aimerais bien vivre dans un monde où t’es pas obligé de passer par une médication pour enfin te sentir toi. « On n’a pas besoin d’être l’image qu’on a de soi, mais d’être tout court. » Oui ! On a besoin d’un monde dans lequel les petites filles peuvent détester lire et adorer jouer aux petites voitures, dans lequel les petits garçons ont le droit de jouer à la dinette et de se vernir les ongles. C’est le monde qui va mal, pas ces gamins.