Sovngarde
Parce que Sov… sauvegarde ? Sauve (pas toujours) et garde (assurément.) Ainsi les mots.
Le Carnet précédent, le vrai, celui sur lequel j’appose mes lettres tantôt rondes tantôt bancales, en rose, en bleu, en violet, parfois en noir, s’appelait donc « Le Carnet du Quotidien Recomposé ». Il a rempli son office mieux que je n’aurais su l’imaginer. Les mots, il faut y croire. Croire en leur puissance prédicatrice, performative et rétroactive. Moi en tout cas, j’y ai toujours cru – et comment aurais-je pu faire autrement ? Un mot en appelant toujours un autre, à l’instinct, ils dévoilent ce que tu ne soupçonnais pas, alors même que c’est toi qui le dis. Ou pas, d’ailleurs : les mots des autres fonctionnent aussi. Ils s’incrustent dans ton lexique ou alors c’est le tien qui y répond ; y’a toujours de l’écho quand tu lis quelqu’un. Même quand tu te lis toi, tiens.
Les mots, je les ai posés plus ou moins méticuleusement et tous n’avaient pas force de glyphes. Ils n’avaient pas besoin. Il y a des mots qui sont des clefs, des mots qui convoquent des souvenirs, des mots qui sont des armes, des mots-fantômes, des mots qui invoquent et circonscrivent dans le même élan. Le quotidien, c’est comme ça que je l’ai recomposé. En encrant ce qu’autrement j’oubliais. C’étaient des luttes et des chutes, elles m’étaient familières, trop. Quand j’ai fini par en graver, parfois au stylet rageur, les nuances et les sensations, j’ai découvert que je vivais.
J’ai pris l’habitude alors d’écrire dans ma tête. Ce que je ne formule pas, je le traverse. Je fends le monde comme un bateau-fantôme, dont l’équipage absent à lui-même contemple ce qui l’entoure avec hébètement. Et je parle. Aux élèves, aux gens que je croise. J’essaie de mettre des mots sur tout, parce qu’il n’y a pas de pensée sans mots, et que rien ne me semble pire que ce vide. Je ne suis pas faite pour l’ivresse des sens, l’hédonisme radical. Je me compose, et me décompose, et recompose, dans la lenteur des phrases prononcées. J’ai renoncé à habiter complètement mon corps, je n’admire presque plus les athlètes ni les pionniers, parce que finalement je ne comprends pas la lutte physique. Je ne ressens pas spontanément la chaleur ni le froid, la douleur ne m’apprend rien, si ce n’est ma faculté possible à la dépasser. Je les perçois, bien sûr, mais je me les prends en pleine face. Mes sens me désagrègent, et ce ne serait pas grave si j’en tirais un élan vital, je ne sais pas, une force, une réflexion. Si quand je crève de froid j’avais l’impression d’être pleinement connectée, alors ça n’aurait aucune importance. Mais moi dans mon corps je me recroqueville.
Je ne suis pas (on est au-delà de l’euphémisme, là) un Golgoth. Ni même un Sov, d’ailleurs. J’ignorerai sans doute toujours ce qu’est le dépassement de soi.
Le dépassement physique, s’entend. Je n’ai jamais été vraiment un corps (ce qui rend ma mort inéluctable un brin ironique et indubitablement incompréhensible.)
Je ne suis pas malléable, je ne suis pas vive. Je m’adapte très, très lentement. Pour autant, je crois, non, je sais que je me suis sur-passée. Mentalement, j’ai saisi chaque putain de brin d’herbe, j’ai planté mes ongles dans la moindre fissure. J’ai pleuré, j’ai été désespérée, en premier lieu par moi-même. Je me suis apitoyée, c’est vrai. Mais j’ai toujours, toujours, tu m’entends Doute, et toi Angoisse avec ton sale sourire satisfait, j’ai toujours continué. J’ai essayé d’être au-delà de moi. J’ai envisagé des moi possibles, j’ai même été jusqu’à inventer ce que je n’étais pas et à l’incarner. Pour voir. C’est comme ça que je suis sortie de la ravine où je non-vivais et c’est comme ça que j’ai abordé l’orée de ces milliards de sentiers qui me terrifiaient à dix-huit ans, comme ça qu’ils ont disparu, d’ailleurs. Je marche. C’est moi qui trace la route.
C’est pourquoi, en hommage évidemment, mais aussi parce que maintenant le quotidien possède une forme que je peux comprendre et parcourir, parce que maintenant je ne veux plus subir mais apprendre et déformer et inventer, le prochain carnet sera un Carnet de Contre.
2 commentaires
Il y a quelque chose dans ton rapport à l’écriture que j’envie beaucoup, une évidence à laquelle j’aspire depuis l’adolescence sans y parvenir de façon aussi limpide. Comme une respiration vitale, une garantie que je ne peux pas expliquer.
Ça m’a plu de retrouver la Horde entre les lignes :) Je suis curieuse de ce que tu en as pensé !
Tu sais que je ne peux pas répondre à ça :)
Damasio, à part peut-être Artaud, c’est le seul type que je connaisse dont il me semble impossible de penser quoi que ce soit, ne serait-ce que parce que sa puissance stylistique aspire littéralement celle d’autrui. Il ne reste pas de mots, après Damasio, enfin, si, des mots épars, des mots déliés de toute syntaxe, et t’as beau tenter de composer des phrases avec, elles sont si insignifiantes, on dirait des vers de terre, des trucs qui se contorsionnent sans grâce et sans autre objectif que d’exister.
Alors si, évidemment je peux dire que de prime abord, j’ai été très déstabilisée, parce que pour une raison que j’ignore je croyais lire de la SF. Après… Je ne vois rien d’autre à faire que citer le Fossoyeur, « ce livre il te sort le cœur de la cage thoracique et puis il te l’y recolle » et tu restes là, tu cherches de l’air, tu te sens à la fois vivant et insipide, et parce que c’est trop immense, tu vas chercher derrière à lire un truc simple, un truc à ta mesure.
J’ai préféré La Zone, comme tu le faisais remarquer c’est peut-être parce que le premier, tu te le prends tellement en pleine face ; pour ma part je refuse, par fierté, de ne pas chercher la petite bête la deuxième fois ;) Et parce que La Zone, je peux en tirer un enseignement palpable, applicable, parce que ses personnages pourraient exister ici et maintenant, et parce que Captp.
Comme tu peux voir, le problème à entretenir une telle relation avec les mots, c’est que vivre et écrire n’ont plus beaucoup de sens face à ça :)