Bring me violence
Suivre le fil des souvenirs.
Il y a beaucoup de choses qui me reviennent, en ce moment. Les taches de vin jusqu’au plafond de la salle à manger. Celles de yaourt sur le mur de la cuisine. Le bouquet de fleurs fiché dans le carreau cassé de la buanderie. Un œil au beurre noir et une épaule suturée. Quand j’étais petite, lorsque mes parents se hurlaient dessus le soir, je sortais de ma chambre et j’allais me poster en haut de l’escalier. Je restais assise là, dans le noir, à les écouter jusqu’à ce que ça s’arrête. Je trouvais pire de ne pas comprendre les mots qu’ils échangeaient, que tout soit noyé dans un méli-mélo de cris inarticulés. Aujourd’hui encore, les éclats de voix me rendent nerveuses.
Ces souvenirs qui remontent – pourquoi maintenant ? – me livrent quelques clefs précieuses. Encore qu’à vécu similaire, ma sœur et moi nous sommes construites différemment. Les faits sont là, mais la manière d’y réagir, l’interprétation intime, sont propres à chacune. Ça me fascine, d’ailleurs, combien chaque individu est solitaire, dès le départ.
Pour ma part, voici ce que j’en retire : la violence a toujours fait partie de mon histoire. Mes parents n’étaient pas capables de gérer la frustration née de leur incapacité à communiquer. Et leur douleur était immense, elle explosait en salves d’une brutalité dingue. Je dois être un bon mélange de leurs patrimoines génétiques, en plus d’avoir été façonnée par ce que j’ai vu, parce que je me retrouve dans leur fureur. En cinquième, j’ai manqué fracasser le crâne d’Aude contre un mur, parce que le mépris que j’avais lu dans ses yeux m’était insupportable. En quatrième, j’ai giflé Natacha, qui piétinait ma souffrance avec l’indifférence de qui n’a pas la moindre idée de ce qu’est le désespoir. Bien plus vieille, j’ai jeté une bouteille d’eau à la figure de mon père – un souvenir qui me fait un peu rire parce que c’est comme quand j’ai balancé un coussin à Mathias. Ce sont des assiettes que je voulais jeter, n’importe quoi qui fasse du bruit et se brise en mille morceaux. Mais je ne voulais pas leur faire de mal.
Spotify m’en gratifie à point nommé, je ne peux pas ne pas m’en servir.
L’autre truc qui me vienne à l’esprit, c’est que peut-être, au-delà de la sclérose et de ses odieuses manifestations, c’est la fragilité de l’univers dans lequel j’ai grandi qui a modelé Angoisse. Vous avez vu les images de la récente éruption de l’Etna ? C’est à ça que ça me fait penser. J’ai l’impression d’avoir vécu sur un plancher volcanique. Chaque remarque sournoise qu’elle lui envoyait, chacun de ses haussements de tons à lui, pouvait être le signe précurseur d’une engueulade. J’ai honte d’en avoir provoqué certaines. Je me souviens qu’une fois, maman m’a dit « ne raconte pas ça à ton père. » Et je l’ai fait. Par pure provocation. Je ne voyais pas pourquoi ça devait être un sujet de dispute et je me demande si je n’ai pas tendu la perche juste pour pouvoir, moi aussi, participer au concert.
Ces derniers mois, toutes les histoires que je me suis racontées étaient joyeuses et apaisantes. Mes multiples identités étaient tendres et de bonne humeur. Pas mon roman, en revanche. Peut-être que c’est à force d’y aller creuser que j’ai récupéré ces souvenirs-là. Ce n’est pas ce que j’y cherchais, mais ça ferait sens, je crois. Et ça me va, d’ailleurs. En tout cas, depuis hier ma vie parallèle a pris un virage à 180°, et ce pauvre Marco s’est repris comme un boomerang toutes les tares mentales dont je l’avais débarrassé. À croire que la catharsis était urgente.