Un air de jeu
Est-on ce qu’on pense, ce qu’on fait, ou les deux ?
Je n’ai jamais beaucoup aimé mon prénom, Nathalie, ça me semblait vieillot. Parfois, je me le répète devant le miroir et il perd d’autant plus sons sens.
Quand j’avais dix-sept ans, nous avons déménagé de Rambouillet (dans les Yvelines) au Tour du Parc (dans le Morbihan). J’avais déjà perdu tout ce que j’aurais voulu conserver, aussi je ne l’ai pas trop mal vécu. Il était sans doute raté, j’étais paumée, mais c’était un nouveau départ.
La majeure partie de mes relations, celles qui comptaient, se déroulaient par correspondance. Julia et moi tentions de nous retrouver, mais nous ne savions échanger que des jugements voilés. À l’époque, j’avais pris le pli de me faire appeler Kali. Ça marchait très bien avec les lecteurs de Rocksound qui avaient répondu à mon courrier publié (et qui finissait sur cette citation de Billy Corgan : « Love is suicide » (on a déjà parlé de mon adolescence cliché, hein.)
Bref. Julia m’avait hurlé dessus, si je puis dire vu qu’on parle de lettres, en me disant que j’étais pathétique avec mon pseudo et ma manie de vouloir être quelqu’un d’autre.
Je lui avais répondu que changer de nom ne suffisait pas à faire de moi une autre personne. Je me suis toujours trouvée très intelligente, sur ce coup-là.
Alors pourquoi ne pas signer de mon nom ?
Kalys me libère de Nath. Ça ne m’anonymise pas – de toute façon la moitié de mon répertoire a mon adresse en blue box tout en sachant très bien comment je m’appelle. Mais quand je signe Kalys, ou que je ne signe pas du tout, je dis les choses différemment. J’imagine que je suis beaucoup plus spirituelle, je veux dire par là que je ne suis pas soumise à l’image – physique – que je pense que les gens ont de moi.
Kalys, c’est « juste » une façon de nommer une partie de moi, celle qui n’est pas accessible par les collègues, celle que je suis rarement en tant que fille, épouse ou sœur.
Quand nous étions toutes petites, ma sœur m’appelait Kaki parce qu’elle ne savait pas prononcer mon prénom. Il m’en a fallu du temps pour ne plus être Kaki, la Grande Sœur, le roc et la mégère – Scylla. Devenue Nathalie, je n’étais rien. J’avais failli en tout. Je n’étais plus protectrice ni belligérante, j’étais la grande sœur déchue, une meuf qui fumait du hasch à 14h sous les balançoires du jardin pour enfants.
Réinvestir un espace hors les murs, il y a deux ans, et endosser à nouveau mon identité virtuelle à cette occasion, m’a libérée, disais-je, mais pas dans le sens où ça m’a permis de fuir. Ça m’a permis d’être moi. Ce mot, « virtuel », il me fait rire. On n’est jamais plus soi que virtuellement. Ce qu’on cache, c’est ce dont on voudrait se débarrasser, autrement dit un fatras dont on sait que ça ne devrait pas être nous, parce que c’est moche, parce qu’on se l’est mal approprié, que sais-je.
On me rétorquera que sous le masque de l’anonymat, un tas de gens sont très laids. C’est vrai. Je pense que ça peut révéler deux choses : soit qu’ils sont vraiment moches et débectables – ça arrive -, soit qu’ils sont frustrés ou apeurés. Dans tous les cas, je crois que ça reste révélateur. En revanche, j’exclus les ados de cette équation, parce que je ne suis pas sûre qu’ils soient en mesure de réaliser ce qu’ils projettent et les conséquences de ce qu’ils disent.
J’écris bien plus honnêtement que je ne m’exprime à l’oral, parce qu’à l’oral je suis maladroite et je m’emmêle les pinceaux, parce que souvent je n’ose pas, ou encore parce que je me conforme à ce que je suppose être attendu, tout dépend des circonstances et souvent les trois se mélangent.
Je parviens de mieux en mieux à réconcilier Kalys et Nath au quotidien, mais ça demande tout de même du temps. On n’est pas soi avec le premier venu, il y a juste des gens avec qui ça va plus vite qu’avec d’autres. Hélène et Stéphane, je leur ai balancé en décembre la Nath qui storm out une salle remplie de quatrièmes parce qu’elle a besoin de respirer. Je ne l’aurais jamais fait avec une Françoise. Je savais qu’ils avaient les épaules pour gérer, le cœur pour comprendre, et je ne recommencerai pas – être quelque chose, ça n’est jamais une excuse pour oublier qu’en face, les gens aussi, sont.
En résumé, la Nath que tout le monde voit est bien plus virtuelle que celle que vous lisez.
Et c’est peut-être ce qu’il y a de plus étonnant – et exaltant – dans l’écriture publique. D’imaginer que les gens qui me lisent me connaissent bien plus profondément que ceux qui ne me lisent pas. Pas intimement : il faut vivre avec quelqu’un, il faut se le cogner tous les jours pour approcher ce qu’il est dans les deux dimensions, la façade et ce qu’elle cache, et sans doute qu’on est forcément l’ensemble de ces deux facettes. Il n’empêche : si on doit juste se fréquenter, je préfère que tu saches ce que je pense plutôt que ce que je parais. D’ailleurs, mes relations les plus anciennes sont purement épistolaires. Et j’ai un exemple de rencontre virtuelle qui s’est concrétisée pour le pire.
Un coup de foudre. Une meuf dont j’ouvrais les lettres le cœur battant, dont la prose me faisait vibrer, dont les références, les indignations et les amours me transperçaient. Jusqu’à ce qu’on se rencontre. Et reste une énigme : nos manières d’être nous trahissent-elles à ce point ? Trahissent, pas traduisent.
Je sais mes torts. Je l’ai rencontrée sur mon terrain, entourée de mes amis, dans une ville qu’elle découvrait, et je l’ai trouvée laide et mal fagotée. J’ai eu peur qu’elle me fasse honte, elle ne ressemblait en rien à l’idée que je m’en faisais. C’était d’une bassesse sans fond. Ai-je été trahie ou traduite ? Je ne peux qu’oser espérer qu’en l’écrivant je suis plus sincère que je ne l’ai été ce soir-là.
Et pourtant, nos échanges ? Je crois qu’ils étaient vrais et sublimes. J’étais trop jeune, trop narcissique et trop perdue dans mon apprentissage de la vie sociale pour comprendre qu’elle ne m’avait pas menti, et même qu’elle était tout ce qu’il y a de plus honnête : quand t’es différent, pour de vrai, t’as pas besoin de l’afficher, et surtout pas en te conformant à un style adopté par vingt milliers de « rebelles ». Ornella ne ressemblait à rien, et c’était certainement pas plus poche que moi avec mes fringues de gotho-punk.
Pour le reste, elle a déplu à tout le monde, et pourtant ce « tout le monde » m’avait admise, et je continue de penser que je fréquentais les gens les moins jugeants de la terre. Mais pour le coup je crois que son « moi social » l’a trahie. Je sais ce qu’elle valait, elle l’écrivait.
Comme il m’a fallu vingt ans pour comprendre ça, je n’en veux à personne de ne pas bien saisir qui nous sommes, mais j’en reviens à ma conclusion qui tourne en boucle : Kalys est une créature plus complexe que Nath, et ô combien plus libre. Et c’est pour ça que j’aime tant vous lire : je ne pourrais jamais deviner tout ça juste en vous regardant, et même si j’aime bien deviner, j’aime encore plus savoir. Parce qu’en public, on est presque tous les mêmes. Catégorisables. On fait tous les mêmes efforts, plus ou moins douloureux, plus ou moins réussis, on s’aligne tous sur des critères esthétiques déjà établis, et on partage tous les mêmes anecdotes socialement acceptables (même les gens qui en disent trop – ils ne disent jamais l’essentiel.)
6 commentaires
Cet article est vraiment juste et fort. De manière personnelle, pour toi, il y a la quête d’identité, ce que tu ressens par rapport à ton prénom, mais le parallèle entre les personnalités virtuelles et réelles est valable pour tous. Dans mes textes, j’écris des choses que je ne dirai pas ou pas comme ça, ou à seulement une personne et par ces sites, on dévoile toutes nos personnalités d’un coup finalement. C’est aussi pour ça que je continue mon blog après si longtemps, j’ai besoin de me retrouver avec moi-même, ce moi entier, total, que personne ne voit jamais. Et j’ai besoin de ces deux facettes.
Merci pour ta réponse qui me fait très plaisir, parce que tu confirmes cette intuition, tu me dis que ce que je lis dans les blogs, ce n’est pas rien, ce sont les gens dans ce qu’ils sont et dans ce qu’ils veulent vraiment dire d’eux-mêmes.
OUI <3
Je pourrais m'en tenir à cette exclamation, tu te doutes bien du reste. J'aime à voir notre patronyme comme qui on nait, et notre pseudonyme comme qui on se crée. Tout comme zofia le commente si justement, il y a une notion de besoin de se retrouver dans l'alter ego là où l'identité officielle est trop conditionnée pour suffire.
Au sujet des bascules du virtuel au réel, j'essaie toujours de garder en tête la part de projection dans laquelle il est bien plus facile de tomber au virtuel et qui crée souvent un décalage très fort qu'il faut apprendre à gérer dans la réalité. Avec du recul, je réalise que certains des échanges virtuels enivrants de mon adolescence étaient en réalité ampoulés de narcissisme. Aujourd'hui, je trouve cette ivresse bien plus fort lors de (rares) rencontres qui se passent dans l'autre sens ; trouver la personne en réalité qui fait résonner ces blocs identitaires qu'on réserve d'habitude au virtuel.
J'aime beaucoup cette notion de réconciliation entre les deux, car c'est un cheminement similaire que je vis à l'âge adulte. Adolescente, le pseudonyme était une fuite de moi ; adulte, ce sont des (re)trouvailles.
Merci pour cet article qui m'a, évidemment, beaucoup parlé :)
Je ne peux que m’accorder avec ta conclusion ! (ainsi qu’avec cette évocation du narcissisme adolescent).
Oui, le virtuel est piégeux, à la fois on s’y livre d’une manière bien moins détournée, ou du moins bien plus complète sur certains sujets, qu’on ne le fait « en vrai », a fortiori devant des collègues ou même sa famille, à la fois on y esthétise forcément, et le lecteur se construit une image qui correspond à ses propres résonnances.
Mais je pense en avoir pleinement conscience aujourd’hui, et je trouve qu’au moins ça accélère le processus de rencontres – c’est déjà si compliqué de rencontrer de nouvelles personnes, quand on est adulte ! J’adore ma collègue Hélène, ce pourrait être une amie, mais il faudra encore du temps avant que nous nous livrions davantage, et il faudra provoquer des occasions.
Oui ! du moins pour ma part :)
Et je rejoins Eliness sur la fin de son commentaire (enfin le reste aussi ^^), mais c’est vrai qu’au départ de mon blog, mon pseudo, cette nouvelle identité m’a aidé à m’échapper de quelque chose (principalement mes relations avec ma famille et ma sœur), à l’époque, c’était une identité « violente » ; mais aujourd’hui, c’est très différent et c’est une identité plus apaisée. Merci de m’avoir permis de réfléchir sur ça :)
Merci à vous deux qui m’avez permis d’approfondir de mon côté !