Un matin
Le silence.
Ou plutôt : le hululement du vent. Ça me crispe lorsque comme aujourd’hui, il semble donner l’assaut. Il tourne autour de la maison, il chuinte, et mon palais craque de toutes parts.
Je me blottis sous mon grand plaid bleu nuit, un livre sur les genoux, un mug rempli de café à portée de main. Soudain, voilà qu’un autre son prend le pas sur la tempête, de tout aussi mauvais augure. Intriguée, et je dois l’avouer, saisie d’une crainte superstitieuse, je m’approche de la baie vitrée qui me défend du monde sans m’en dérober la vue. Un groupe de choucas des tours s’est réuni sur la cheminée de la maison d’à-côté. Ils sont agités, on dirait qu’ils essaient tour à tour de s’infiltrer dans le conduit, comme pour s’octroyer chacun pour lui-même un trésor qui y serait tombé. Deux d’entre eux finissent par s’accaparer les lieux. Je lis, sur une fiche produite par le Muséum National d’Histoire Naturelle : « Les couples nicheurs sont très fidèles à leurs sites de reproduction. Les partenaires sont généralement unis pour la vie ce qui est particulièrement vrai pour les couples formés d’oiseaux âgés. Les choucas forment des colonies lâches qui peuvent compter de quelques couples jusqu’à une cinquantaine. Une hiérarchie s’établit au sein de la colonie : une femelle qui s’accouple avec un mâle dominant devient, elle aussi, dominante même si auparavant elle était dominée. Les sujets accouplés dominent les célibataires. Les oiseaux commencent à fréquenter activement la colonie dès la fin février. La recharge des nids, situés dans des cavités, à l’aide surtout de matériaux ligneux s’intensifie en mars. » C’est donc un nid, je crois.
Le site Les Jardins de Mélusine m’apprend quant à lui que le choucas, chantre de la déesse celtique Morrigan, est un guide spirituel, un symbole de transformation et de protection. Certaines cultures considèrent que c’est un psychopompe. Quand il niche dans un monument historique, on raconte qu’il apporte la chance. Gare à qui détruira son nid ! Enfin, Wikipédia m’informe que les chrétiens l’associent aux philosophes : comme eux, il est bavard, trompeur et hérétique. Je n’avais donc aucune raison de m’en faire, et suis finalement bien contente de leur présence à proximité de la tombe de mon chat (raison de mon pressentiment inquiet et ridicule.)
Après quatorze semaines d’obscurité et de fatigue psychique, entrecoupées de « vacances » qui tiennent tout de même plus de la plongée en apnée, j’attendais celles-ci, les vraies, avec impatience. Elles tombent à point, pile dans cette période de transition de la fin de l’hiver vers le printemps. Avec celles d’octobre, ce sont celles que j’associe le plus au repli nécessaire, à la lenteur, aux forces qui se régénèrent. Quand elles s’achèvent, il fait de nouveau jour, et le temps s’accélère jusqu’à la fin de l’année scolaire.
Et cette fois-ci, les choucas m’accompagnent. Peut-être que c’est grâce à eux que, de temps à autre, j’entraperçois encore l’écho d’une fourrure rousse glissant dans les hautes herbes.
(Le couple installé dans la cheminée n’a pas encore gagné la partie : revoilà les autres qui le harcèlent à coups de bec et à grands cris.)
Depuis janvier, j’ai énormément progressé. Il y a eu des rechutes, plein, mais moins amères et de plus courte durée.
Les quinze premiers jours, je n’ai pas bu une goutte d’alcool en semaine.
Les suivants, si. Mais beaucoup, beaucoup moins qu’avant. Le temps a ralenti. Chaque soir, après dîner, j’ai pris ma douche pendant que la bouilloire remplissait son office. J’ai bu une, deux tisanes, dans mon lit, en écrivant dans mon journal, puis en lisant, sans omettre de prendre dix minutes pour méditer. Dix minutes qui, bien souvent, ont déverrouillé d’autres mots. Je me suis peu racontée, toutefois, pour m’empêcher de ressasser. Finis les bilans quotidiens, voire les listes de gratitude qui ne faisaient que me rappeler tous les efforts que ça me demandait, de grappiller de belles choses au fil de journées pas toujours évidentes. À la place, j’ai feinté avec moi-même et ma tendance à appréhender. J’ai écrit les choses que je voulais faire le lendemain : un petit déj’, une sieste, une balade, une pause lecture entre deux heures de cours. Les choses que je devais faire, elles étaient déjà consignées dans mon agenda. J’ai appris à fermer la porte de chaque jour, sans pour autant déjà ouvrir la suivante, si ce n’est à imaginer et donc faire advenir tout ce qui y serait chouette. Ça m’a beaucoup aidée à me vider l’esprit et donc, à poser un regard chaque fois neuf sur ma vie. Finalement, après le Carnet du Quotidien Recomposé, c’est un peu un Carnet du Quotidien Renouvelé que j’ai tenu.
Ce nouveau rythme, loin de mon écran et des errances qui parfois m’y tenaient attachée bien trop tard, m’a permis des nuits de huit, neuf, parfois dix heures si nécessaire. Je suis tout le temps crevée, le soir, quand je suis sobre. Mais consciente de l’être, et pas artificiellement gonflée d’une énergie qui a tout d’une fièvre.
Ce qui fait que j’étais, le matin, bien moins fatiguée physiquement. Donc je prenais mieux soin de moi. Donc j’étais moins fatiguée. J’ai redécouvert en moi une vigueur que je ne me connaissais pas. Je suis plus solide à l’intérieur. Plus confiante, aussi.
Et puis il y a eu Lou. Peut-être, sans doute même, qu’il n’y aurait pas eu Lou si je n’avais pas entamé ce travail de consolidation, parce que je n’aurais pas pu être ce dont elle avait besoin, je n’aurais pas su la rencontrer.
Lou a vingt ans. C’est une jeune femme submergée : d’émotions anciennes qu’elle n’avait pas nommées, je crois, et de nouvelles dont l’intensité la ravage. Lou m’a un jour écrit pour me dire, je l’avais rapporté ici, que mes cours lui remontaient le moral. C’était après qu’elle m’ait livré pour la première fois quelques fragments d’elle-même. Elle avait fait preuve, ainsi qu’un autre de ses camarades, d’un immense courage, en prenant la parole publiquement (ce qui lui est déjà difficile) pour évoquer le drame intime qui résonnait en elle à la vue d’un certain tableau. Je leur avais en effet demandé de choisir une œuvre d’art et de la décrire, mais surtout de nous expliquer leur choix. Je voulais qu’ils aillent chercher au fond d’eux-mêmes un rapport personnel à l’œuvre. Le cadeau qu’elle nous a fait – et qu’Amara nous a fait également – c’est d’avoir eu suffisamment confiance en moi, en nous, en l’espace clos de la classe, pour donner à cette consigne toute son importance. Ils ont pleuré tous les deux. Alors je les ai remerciés, par écrit. Parce que j’étais bouleversée et honorée.
Depuis, Lou et moi avons échangé d’autres mails. D’abord sur la messagerie du lycée, puis sur les nôtres. Lou me dit des choses qui me chavirent. Que j’ai réussi « l’exploit » de lui faire aimer ma matière. Qu’elle est impatiente de me revoir. Que j’ai changé sa vie.
C’est à une danse très délicate qu’elle m’a conviée – ou serait-ce moi ? Parce qu’elle doit savoir combien ses mots me touchent, combien ils contribuent à m’étayer et me font rayonner, et dans le même temps je dois préserver une distance, même infime, pour être l’adulte dont elle a besoin. Pour la guider sans m’imposer. Pour proposer mon expérience à titre d’exemple, offrir mes conclusions, sans l’empêcher de tracer son propre chemin. Il faut que je l’aide à mon tour à se consolider, mais je ne peux pas, ne dois pas, faire partie de ses fondations. Nous pourrions être amies, peut-être, un jour, quand je ne serai plus sa prof et qu’elle aura trouvé qui elle est, et creusé en elle un réservoir de forces. D’ici là, le risque est trop grand de la manipuler, sans même le faire exprès, en projetant simplement, et parce que j’ai vingt de plus qu’elle, je la briserais.
Un autre changement majeur intervenu ces derniers jours, et qui va peut-être te paraître bien trivial, c’est que j’ai fait retirer mon implant contraceptif. Mes interminables dernières règles – de fin décembre jusqu’à début février, quand même – ont contribué à précipiter cette décision. C’est très insidieux, la contraception hormonale, parce que les changements mettent si longtemps à s’installer qu’on ne s’en rend pas compte. Pourtant, je me souvenais des effets à long terme de la pilule que je prenais il y a vingt ans…
Cette fois, même avec un autre type d’hormone, le résultat a été identique. J’avais perdu toute libido, pour commencer. Mais ça n’était que la partie émergée de l’iceberg. J’avais perdu tout rapport avec mon corps, en fait. J’avais beau avoir fini par me dire que ça venait de là, le contraste m’a frappée dès les premiers jours qui ont suivi le retrait de l’implant. Il n’aura fallu que de ces poignées d’heures pour que je retrouve la sensation de m’appartenir. Je ne saurais pas le décrire exactement, mais c’est comme si j’étais redevenue consciente de moi. Je n’étais plus prise dans cette espèce de torrent boueux d’émotions informes, je n’avais plus l’impression d’être prisonnière très loin à l’intérieur d’un corps que je n’habitais pas.
J’ai une sale tronche, un immonde bouton au coin du nez que j’ai déjà percé deux fois, les ovaires en vrac, mais mon dieu je me sens bien !
Samedi, j’ai reconduit, vraiment conduit, pour la première fois. On est allés voir la maison de Maloriel. Je suis sûre qu’elle s’y sentira merveilleusement bien.
Hier soir je me suis couchée un peu tard, mais on s’en fout, je suis en vacances. Mal’ nous a fait jouer son RP Saint-Valentin et on s’est éclatés ! Et au final je ne me suis même pas levée très tard, à 9h30, et j’ai fini le livre que j’avais commencé… hier, je crois, ou samedi, et j’ai fait tout le ménage, changé les draps, la nappe, vidé le lave-vaisselle, lavée celle que nous avions omis de faire hier… Si j’ajoute la rédaction de ce billet, c’est pas si mal, me semble-t-il.
Ce soir, je me permettrai peut-être de jouer à Baldur’s Gate, ou je chercherai un film sur Shadowz. À moins que je n’entame un nouveau bouquin. Je sais juste que je veux poursuivre sur ce chemin que j’arpente actuellement. J’écouterai.
Le silence.
7 commentaires
<3
Un chemin qui l’air d’être agréable à emprunter… et vers lequel j’essaye de tendre aussi. La semaine prochaine, j’ai rdv avec une nouvelle psy, j’espère qu’elle va m’aider même si depuis 10 jours, je vais mieux. Mais j’ai peur de la rechute (pas la mienne, celle de mon conjoint) car ces rechutes me coulent chaque fois un peu plus.
M’aider avec ça et aussi à rester plus dans le présent, car je suis souvent en train de partir très loin (genre dans 20 ans) et bon, on est d’accord, ça craint !
Actuellement, mon blog n’est plus mis à jour car je n’arrive plus à accéder à la partir technique à cause de la migration de Canalblog mais je suis toujours dans le coin ;-)
(Au fait quelle est la matière que tu enseignes ? j’ai essayé de deviner mais… ^^)
Tu as vécu avec ça si longtemps, c’est normal que ça t’inquiète. Mais si ton compagnon s’est engagé sur ce chemin, ça ne peut qu’être une bonne nouvelle, je crois :)
As-tu essayé des exercices de cohérence cardiaque ? Ça m’a aidée à la rentrée…
J’enseigne le français en collège et lycée, et culture gé et expression en BTS ;)
J’avais fait de la cohérence cardiaque au moment de ma 1ère thérapie, mais là, j’étais trop stressée et ça suffisait pas, enfin j’arrivais pas totalement à me concentrer dessus. J’ai aussi des fringales quand je me mets à stresser, ça n’arrange rien…
Je comprends, quand je suis très angoissée, j’ai beaucoup de mal aussi à me concentrer, et ça fait un effet boule de neige parce que j’angoisse de ne pas arriver à me calmer… :)
Je lis tes derniers articles en marche arrière et je me demande aujourd’hui comment tu perçois ce post-ci ?
Je ne sais pas si on peut parler de hauts et de bas cycliques (ou spiralesques ;) ) mais je te souhaite de retrouver le silence très bientôt <3 Et je te partage cette archive de Kening Zhu que j'ai lue hier et qui résonne fort pour moi avec ton post : https://keningzhu.com/journal/trust-in-the-practice-process
(Quant à Lou, j'admire le recul dont tu fais preuve face à la délicatesse d'une telle relation, comme j'en ai déjà connues sans parvenir à les gérer ; c'est une belle histoire que tu nous partages, et ce que tu lui apportes est très précieux)
« je me demande aujourd’hui comment tu perçois ce post-ci ? »
Tu fais référence à cette phrase ? « Je me suis peu racontée, toutefois, pour m’empêcher de ressasser. »
:D
Eh bien écoute, j’en suis à simplement attendre de pouvoir être « alone in a space of my own, over the course of a slow week », sans parvenir à créer cet espace de moi-même. Ceci dit, ma semaine va être allégée par rapport à la précédente, et le weekend va être long, donc je suis pleine d’espoir ;P
Merci pour ce partage, le billet m’a beaucoup plu, tant dans son contenu que dans sa simplicité.
Pour Lou, merci. Toutefois il est trop tôt pour me lancer des fleurs, j’ai dû rater une marche, le déséquilibre que je craignais est déjà en train de s’installer, et j’ai peur de ce qu’il me faudra peut-être lui dire et de ce que cela pourrait générer. Je vais devoir être très prudente.