Une forêt
N’être pas « trop ».
J’ai passé cinq bonnes minutes à chercher comment intituler cet article, du « creux de la vague » qui résonne négativement, à « l’œil du cyclone » qui symboliquement définirait un moment de calme suspendu mais effacerait alors toute trace d’émotion.
En fait c’est bien plus comme d’avoir traversé le terrier du Lapin en accéléré.
Et sans vouloir sauter aux conclusions, j’ai appris qu’un écho, c’était une réponse. Ni plus, ni moins.
Je crois que j’ai aussi compris que je ne me regardais pas plus le nombril qu’avant (c’eût été difficile, quand j’y pense). C’est juste qu’il n’y a aucune raison que la fatigue physique augmente avec l’âge mais que le mental, lui, reste stable.
« Mon âme est avec mon corps. Mon âme disparaitra-t-elle quand mon corps deviendra poussière ? »
(« My soul is with my body. Will my soul disappear when my body is gone ? » Je n’aimais pas la traduction française des propos de Chiharu Shiota, qui induisait un « si » là où il y avait un « quand ». En quelle langue s’est-elle exprimée ?)
(Te parlerai-je de la haine, profonde, intense, que j’ai ressentie en cherchant le nom de l’artiste sur Google pour ne pas l’écorcher, et que je suis tombée sur une vidéo d’une meuf qui commence par ces mots : « encore une exposition très, très instagrammable » ?…)
Respire, Nath.
Devant « In search of Mother », Eli m’a dit : « elle est pour toi, celle-là », avec ou sans point d’interrogation, ou un quelconque autre point d’ailleurs, je ne sais plus.
Et tandis qu’elle me recommande de me « prélasser sauvagement », je réalise que c’est toujours et irrémédiablement lié à des trucs comme dans le paragraphe au-dessus (celui sur l’instagrammeuse, je veux dire), et que je ne me repose jamais mieux que sur du Cyborg Attack.
*
Vendredi 14 février
Je reconnais que j’ai eu du mal à me coucher hier soir, mais j’ai néanmoins tout éteint à 23h. Au début, tout va bien, si ce n’est le souvenir, tenace et malaisant, du cauchemar impliquant ma mère que j’ai fait cette nuit. Je sais aussi désormais que je dis maman quand il faut, et que « ma mère » implique que j’ai rêvé de la Sclérose. Il pleut quand je prends la voiture, mais sur le quai de la gare, l’aube teint les nuages en bleu cobalt. Je grignote une barre de céréales, fume une clope. Que dire. La fumée d’une cigarette possède une mélodie. Souvent celle de Saez (le voir aujourd’hui entonner ses bluettes punks-vulgaires avec son bide à bière m’émeut beaucoup plus que je ne m’y attendais. Écho.)
La couleur des rails, ou plutôt celle du gravier autour, la façon dont elles se soulignent et se soutiennent, la façon dont elles ouvrent une perspective vers l’horizon même quand il paraît barré, c’est comme si elles se faisaient complices d’une illusion que la fumée vient combler.
Dans le train je ne dors pas.
Et tandis que Paris approche, jetant ses gueules multiples sur la voie, mâchonnant mes tympans, je sens monter en moi nausée, angoisse et quelque chose d’indéfinissable entre les deux. Quelque chose que Xanax peut à son tour enduire de salive sans tout à fait le digérer, et je marche sur le quai d’une autre gare, je marche vers Ambre, elle m’a informée qu’elle serait là alors je marche un battement de cœur après l’autre, elle est là.
Je ne me souviens pas d’avoir déjà été attendue au bout d’un quai. Nos bras s’ouvrent. Je m’étais pourtant répété de lui demander d’abord si elle était d’accord – j’étais trop heureuse de ne pas le faire.
Sortir. Respirer. Ambre a raison, la tour est trop haute. Elle parle et s’excuse alors que je suis tellement soulagée qu’elle le fasse – le sait-elle ?
À deux pas de la crêperie, elle a le nez sur son GPS et j’ai un instant de doute – je ne voudrais pas être de ces gens qui écrivent des VDM parce qu’ils ont ostensiblement répondu à de grands signes de bras qui ne leur étaient pas adressés. C’est pourtant difficile de se tromper : qui d’autre qu’Eli pourrait bien sourire et gesticuler dans notre direction ? Ça ressemble bien plus à des retrouvailles qu’à une rencontre, et j’en suis émue, je claque d’ailleurs une autre bise non sollicitée.
Un troisième espace-temps plus tard (à moins que tu ne tiennes à ce que je te raconte notre repas), nous vagabondons sous les voûtes du Grand Palais, dont l’escalier, et la statue monumentale qui nous tourne le dos derrière la fenêtre sont les premiers éléments à m’envahir, avant même les fils blancs de la première installation de Chiharu Shiota qui, dégoutant du plafond, nous baptisent ou nous linceulent, je ne sais pas.
Je parlerai de l’expo plus tard, ou pas – pas qu’elle ne compte pas, au contraire.
Métro encore, Trocadéro. Un penthouse, c’est assez farfelu, parfait pour abriter trois personnes qui le sont tout autant. Ce qui me frappe, c’est mon degré de fatigue, et tout autant, le fait que je ne me sente pas obligée de la déguiser.
« L’esprit et le corps se détachent l’un de l’autre, et je n’ai plus le pouvoir de mettre fin à ces émotions incontrôlables. »
Chiharu Shiota
Quand Eli me demande si ça va, c’est, de fait, l’une des rares fois de ma vie que je me sens autorisée. Non, légitime. Non : en phase ? Pour répondre : « oui. Je ne peux pas participer à cette conversation, mais oui, ça va. » Ça n’est pas que de leur fait, j’imagine, la psy a ouvert ce chemin, certainement. Mais je peux : non pas mettre fin à mais laisser aller.
Le penthouse, vu que c’est ce qui le définit, surplombe Paris. Des kilomètres d’immeubles haussmanniens, magnifiques, mon âme de dix-neuvièmiste aimerait à s’abîmer dans un romantique syndrome de Stendhal, mais bon, soyons honnête, si « la vie [est] épuisée chez moi », c’est de fatigue. Paris et l’émotion, c’est une quête contradictoire. J’attends la visite virtuelle qui me la ferait explorer sans les voitures.
En attendant, je vapote pour me rassembler dans le silence des nuées et le réconfort des présences amicales derrière la vitre.
Le lendemain, bien plus tard, Eli a glissé dans un texto, parmi beaucoup d’autres, l’adjectif « évident ». Et si tous les autres m’ont paru justes, celui-ci m’a marquée parce que c’était celui auquel je m’attendais le moins en entamant ce voyage. Il me semblait que ce serait forcément compliqué, pas de la faute des filles mais parce que Paris, autrui et les masques.
Mais je ne voulais ni je crois ne pouvais enfiler le moindre masque devant ces filles-là.
En quittant l’hôtel, j’ai rendu deux cartes magnétiques au réceptionniste obséquieux qui m’a demandé si j’avais besoin qu’il appelle un taxi. Non, mais je voudrais savoir où prendre la 6. C’était juste en bas ; il a tenu à me préciser qu’en un quart d’heure je serais à Montparnasse, comme s’il était nécessaire d’approuver mon choix. Je n’avais pas réalisé que j’étais à Passy, j’ai entendu les Inconnus chanter Auteuil Neuilly Passy dans ma tête pendant trois jours.
N’empêche que c’est une station parfaite et une ligne que j’adore, avec ses rails aériens – passer au-dessus de la Seine, Raspail, Italie et ses street-arts, Dugommier, Daumesnil chez Damien et Sophie.
De retour à Guingamp, j’envoie aux filles une photo du ciel limpide. J’ai cadré n’importe comment, mais sur le côté droit on aperçoit des bouts de branches. Paris, c’était exactement ça : un moment de clarté sous un arbre, des bourgeons et des mélodies sous la peau.
Merci, les filles. Merci infiniment ♥
4 commentaires
Je n’ai pas demandé moi non plus c’était une évidence (encore ce mot), non je ne sais pas n’ai pas su j’avais la sensation de pouvoir parler tout en étant inquiète de déborder et sur le moment je n’avais aucune inquiétude de ça c’est arrivé bien après, des retrouvailles voilà tu as le mot qui m’a manqué il y avait l’évidence et les retrouvailles liées ensemble, si heureuse que les masques n’aient pas eu à être portés si impressionnée aussi, merci ❤️
♥
A lire vos articles, on voit vraiment que cette rencontre était une évidence ! Contente pour vous les filles, contente qu’Internet, malgré son lot de boues, permette ce genre de choses ♥
Merci, Zofia ♥
Il y a d’autres manières de se rencontrer, d’ailleurs c’est finalement aussi la conclusion que je tire de nos billets : on s’était rencontrées avant. Nos échanges (à toi et moi, je veux dire) disent aussi qu’on se parle, d’une manière ou d’une autre. Tu as bien d’autres événements à vivre devant toi à présent, mais sois assurée que oui, Internet permet ce genre de choses ;)