Une journée au bahut
Polaroïds.
Première heure, quelle galère pour mettre les ST2S au boulot, il me faut répéter deux fois que si on ne commence pas, je ramasse et je note tout, c’est bon là, ça me gonfle. Quand ils démarrent c’est comme d’habitude hyper satisfaisant : ils percutent comme aucune de mes classes de lycée auparavant. Ils doutent mais réussissent. Je place en eux de grands espoirs, ils peuvent cartonner au bac.
Deuxième heure, j’arrive un peu à la bourre en BTS parce que des filles de quatrième sont venues me lécher les bottes à la fin de la récré et que ça me fait plaisir (je suis faible.) Avec eux (les BTS) tout roule, tout le temps. J’ai rendu une note vraiment catastrophique à Placido, je lui propose de refaire le contrôle, enfin, différemment : je l’évaluerais sur la base de la base, plutôt des exercices en rapport avec les difficultés identifiées, un truc très guidé. Plutôt une phase d’apprentissage qu’une éval’ finale, en fait. Il est soulagé, il accepte aussitôt. Je suis soulagée aussi : ses difficultés à l’écrit ne sont pas représentatives de ses capacités cognitives ni de ses connaissances générales, je veux qu’il s’en sorte et je sais qu’il le peut.
Troisième heure, je remplace une collège en ST2S2, dont je ne connais que la moitié – l’autre est regroupée avec les STMG et a un autre prof de Français. Je ne pouvais donc pas avancer le cours et, plutôt que de me lancer dans une activité d’approfondissement quelconque, qui aurait eu tout l’air de ce qu’elle était (passer le temps en faisant semblant que ce soit utile), j’ai préféré proposer un atelier d’écriture. On a si peu d’occasions d’écrire pour le plaisir, au lycée, et encore moins en Première où tout ce qui nous occupe, c’est le bac, le bac, le bac.
Quand l’espace d’une heure, je me permets de sortir des clous du programme, il se passe toujours deux choses : d’un côté des élèves cessent de me prendre au sérieux ou se retrouvent perdus (ce sont pourtant ceux-là même que je voudrais voir profiter de cet espace de liberté) ; de l’autre, il se passe un truc magique avec une poignée d’entre eux. Et c’est pour ça que je continue de le faire chaque fois que l’occasion se présente, parce que c’est gratifiant, enrichissant et source d’optimisme.
Parmi tous ceux qui sont perplexes ou que l’absence de consignes laisse soit dubitatif, soit inquiet, il y a toujours une Loïcia, une Katell, un Alexis ou un Ilwon. Il y en avait même bien plus dans la seconde que j’aimais d’amour il y a deux ans !
Ilwon voulait parler de tout ce qui l’a agacé, de toutes les réflexions, tous les doutes aussi qui lui sont venus à la lecture de Vénère ! de Taous Merakchi. Ça l’a secoué, ça l’a gonflé, et c’était passionnant parce que clairement, il fait partie des pingouins qui glisseront le plus loin sur la banquise, tu vois. Alors on a discuté, j’ai donné quelques billes, nuancé quelques jugements. Ça a donné envie à Alexis de rebondir sur ses propres questionnements. Parce que oui, not all men, et bien sûr que ça n’a pas lieu d’être martelé dans le cadre militant, on sait, merci, on parle d’un système. En revanche il me semble capital de l’entendre quand ces quelques mots sont scandés ou murmurés par des adolescents, parce qu’en le disant, précisément, ils prennent leurs distances avec le patriarcat et la posture de l’Homme Viril et que, ce faisant, ils posent une vraie question : c’est quoi, être un homme alors ? Il est crucial pour l’avenir du féminisme comme celui de la société que la question soit posée, et que tous ces garçons (que souvent les filles ne regardent pas…) trouvent leur place.
Quant à Katell et Loïcia, ça s’est joué sur un tout autre registre. Elles avaient besoin de cet espace plus intime, plus sécurisant, pour se… détracter, tu sais, le contraire de rétracter :P
Loïcia qui peine à trouver sa place dans la classe, sèche les éval’ et les travaux de groupes et a paru si sincèrement surprise et flattée quand je lui ai dit qu’elle écrivait super bien. Katell qui s’est découvert une envie folle de me raconter un passage de Terrifier qui la fait rire (peut-être pour me convaincre qu’elle n’était pas une psychopathe : si tu as regardé comme moi un tiers du premier, tu sais.) On a parlé, simplement, comme je parle avec les cinquièmes qui viennent me raconter leur vie. Et peut-être que c’est un truc qu’on perd, au lycée, où il ne faudrait quand même pas avoir l’air d’apprécier les profs et encore moins de discuter avec, c’est bon, on n’est plus des gamins. C’était chouette, ça nous a fait du bien. Je crois.
Évidemment au milieu il y a les doutes : est-ce que Noé stimmait ou est-ce que j’aurais dû insister ? Il m’a claqué la porte au nez en refusant autant de communiquer que de faire quoi que ce soit. Est-ce que Tyllian a eu l’impression que je le considérais en lui proposant un autre type d’écrit, ou est-ce qu’il a juste été assez malin pour se débarrasser de moi ?
Avec les cinquièmes cet après-midi c’était un autre son de cloche. Pas si différent, disons que c’est une variation sur le même thème. Beaucoup de discipline à faire en ces derniers jours avant les vacances. Mais en 5D, il y a Romain et Raphaël, qui me font des blagues nulles tous les jours. J’insiste, elles sont vraiment nulles ; mais depuis que j’ai annoncé qu’il y avait une punition spéciale prévue pour les blagues nulles, ils viennent même à la fin du cours pour m’en faire (et elles sont, vraiment, de plus en plus nulles.) Romain s’est dégonflé une demi-journée quand je lui ai appris ce que j’avais en tête, mais il sait bien que je ne mettrai jamais mes menaces à exécution.
Dans cette classe, il y a aussi Chloé, qui cherche tellement à se faire bien voir que ça cache forcément quelque chose et que je la laisse faire. Surtout quand elle propose d’aller aider ceux qui n’ont pas fini l’exercice, ça la valorise et elle fait ça bien, en donnant des exemples mais pas la réponse.
Et Gladys, qui est venue me trouver peu de temps après la rentrée pour me montrer « une aile de fée » qu’elle a religieusement ramassée en Brocéliande (et m’a à son tour raconté une blague nulle cet après-midi.)
En 5A, il y a le chat obèse que j’ai dessiné au tableau, Elia qui m’attend toute seule alors que tout le monde est parti en récré pour me proposer de l’appeler Suzie (le chat, je veux dire) et me raconter sa vie (la sienne, je veux dire, pfiou) au passage, Aloïse qui pour une fois souriait, une ambiance chouette qui s’est installée, respectueuse même si rigolarde, malgré ou parce que j’ai serré la vis en début de cours, à bout de patience.
Le temps passe vite, avec les élèves, dans tous les sens du terme.
Beaucoup moins, parfois, avec les collègues. Ce soir on était de conseil de profs. On fonctionne par semestre, chez nous, donc on fait un mini-conseil en début d’année, pour discuter rapidement des éventuels problèmes. Et si question capacités scolaires on est très souples, on a un vrai problème avec les gamins qui n’ont pas les codes. Si socialement, ça déconne, on n’a pas la patience. Et je comprends hein, ces gosses-là sont énergivores, vraiment. Mais pour ma part, ce sont souvent ceux que je préfère. Je ne sais pas comment l’expliquer. Ils sont souvent bruts de décoffrage, et on sent, enfin je sens une colère diffuse ou pas, un truc qui bouillonne sous la surface. Souvent ils sont juste incroyablement maladroits. Et bien sûr que « de mon temps » ça fait belle lurette qu’ils auraient été expulsés, et bien sûr que leurs parents sont souvent à la ramasse à un point que tu peux pas imaginer. À la ramasse, dans le déni, voire franchement agressifs et pas pour de bonnes raisons. De toute façon, c’est toujours les parents le vrai problème, je ne dis pas ça pour agresser qui que ce soit, mais quand t’as en face toi quelqu’un qui refuse d’admettre que son gosse soit différent à la maison et au collège, quelqu’un qui t’accuse de mentir quand tu le mets en face des faits, quelqu’un qui (on l’a vu, souvent…) se fait en réalité écraser par son gosse qui ne le respecte pas (mais nous respecte nous, généralement)…
Quoi qu’il en soit, j’ai pas aimé ce que j’ai entendu ce soir à propos de Baptiste ou de Hugo. Ils ne bénéficient pas du même capital sympathie que certains gosses franchement pénibles, parce qu’ils sont vraiment en dehors des clous. Ils ne pleurent pas, ils ne baissent pas les yeux (fun fact, Aloïse non plus, mais elle a vachement progressé depuis l’année dernière donc ça va.) Ils sont juste, dans deux genres différents, complètement à côté de la plaque. Potentiellement nuisibles, comme Baptiste, mais on le lui reproche moins que son casque anti-bruit et sa balle anti-stress. « Et après quoi, ils viennent avec leur armure ? » Véridique.
À la fin, saoulée, j’ai regardé mon portable d’un air concerné, ai murmuré « ouh la, il faut que j’y aille » et me suis éclipsée pour boire du mousseux, écouter de la zic et me coucher trop tard pour être vraiment en forme demain.
8 commentaires
Je rebondis sur le not all men et le « tous ces garçons (que souvent les filles ne regardent pas…) ». Mon mari a beaucoup souffert de ça, ado, parce que justement, not all men, trop gentil, trop respectueux, ignoré. C’est exactement la raison qui m’a fait me tourner vers lui, tu noteras. Il aurait eu besoin de t’avoir comme prof : ) On ne parlait pas de tout ça à l’époque…
(jadore quand tu parles de ton boulot)
Je viens de répéter ton commentaire au mien, de mari, parce que je savais que ça le toucherait : lui aussi c’était un mec « bizarre », cheveux longs, introverti, littéraire (un fan absolu de la poésie de Jim Morrison). Il m’a draguée avec classe et délicatesse en étant persuadé de se prendre un mur, encore une fois. « C’est exactement la raison qui m’a fait me tourner vers lui », oui :)
(merci ;))
<3
Pareil que Dame Ambre, j’adore tes articles où tu parles de tes élèves, c’est vrai une vue de l’intérieur tellement différente de ce à quoi on peut s’attendre, c’est reposant et ça donne aussi un certain espoir. Ça doit faire plaisir de voir ces jeunes évoluer dans le bon sens et constater leurs progrès !
En tous les cas, il semble qu’il faudrait plus de profs comme toi…
Malheureusement, on voit aussi des évolutions « dans le mauvais sens », mais oui, je trouve que c’est un boulot qui peut s’avérer merveilleusement gratifiant.
Je ne sais pas s’il en faudrait plus comme moi – j’ai plein de défauts, y compris professionnels – mais en tout cas je pense qu’il va falloir qu’on forme les profs à la santé mentale et aux troubles autistiques notamment, parce que j’entends des trucs qui me font bondir, de la part de gens fort sympathiques mais de toute évidence parfaitement neurotypiques et bien dans leurs pompes.
Justement je dirais que c’est peut-être tes imperfections et ta faculté à saisir qu’il existe de multiples de personnalités qui font de toi une meilleure prof. J’ai cru comprendre à travers tes écrits que tu n’hésites pas, parfois, à montre tes « faiblesses » à tes élèves, te rendant sans doute moins « hautaine » que d’autres profs peuvent l’être (aussi bons soit-il), j’espère que j’arrive à bien exprimer le fond de ma pensée. Tu es une prof qui, à mon avis, n’a pas oublié l’élève que tu as pu être.
Évidemment, on se doute qu’il y a parfois des évolutions négatives mais comme c’est souvent les exemples qu’on entend le plus, ton regard change ça…
En parlant des neurotypiques/atypiques, j’ai vu cet article qui me semble intéressant (pas eu le temps de le lire encore, trop longue liste d’attente…) https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2024/10/26/les-neuroatypiques-bouleversent-la-societe-du-spectacle_6360133_4497916.html
Tu es une prof qui, à mon avis, n’a pas oublié l’élève que tu as pu être.
Je crois que c’est même ce qui m’a amenée à ce métier, aussi paradoxal que celui puisse paraître : mes années-collège, et même le lycée dans une moindre mesure (disons que la terminale a rattrapé le reste) ont été pour moi un enfer. Pas dénué de bons moments évidemment, mais disons que j’étais maladivement timide, que je ne comprenais pas les codes sociaux, et que j’étais très mal dans ma peau.
Une part de moi se tient devant des élèves dans l’espoir de pouvoir dire à certains : « tu verras, ça ira mieux » :)
Oh et, merci pour l’article ! Je ne peux pas le lire en entier, malheureusement !